Ivanov (Benedetti)
Christian Benedetti se confronte à la “première pièce” du répertoire, peut-être la plus méconnue : Ivanov, œuvre d’un Tchekhov de 27 ans.
Grâce à une nouvelle traduction est remise à jour la construction première du texte, inquiète, tendue, haletante : “chacun des quatre actes s’achève sur une surprise ou sur un choc.
Leur violence va croissant à mesure qu’avance le drame”. Pour le reste, Christian Benedetti conserve le principe qui a fait le succès de ses précédents spectacles : un tempo de jeu rapide, pour un texte servi à l’os.
“Ivanov est et sera ce que chacun veut qu’il soit, écrit-il. Il est comme une toile sur laquelle chacun projette ses rêves ou ses fantasmes. Un portrait en forme d’énigme : mélancolie, spleen, déprime, cafard, bourdon, tristesse, angoisse … Et s’il ne s’agissait que du chagrin ?”
S'appuyant sur la nouvelle traduction de Brigitte Barilley, il ouvre le bal avec la reprise d'Ivanov, dans une mise en scène au rythme effréné et à l'esthétisme épuré.
Christian Benedetti met en scène Ivanov dans sa première version, une version plus comique en surface mais qui, dans la lignée du théâtre de Tchekhov, brosse en profondeur le portrait d'une société coincée entre son passé et son avenir. Le présent est mortifère, d'un ennui qu'aucun divertissement ne semble ébranler.
Le parti pris d'une exécution rapide en appelle à notre intelligence de spectateur.
Christian Benedetti concentre les tourments de ses personnages et va à l'essentiel du texte comme pour mieux en extraire toute la saveur et tout son sens.
Ivanov, éternel insatisfait, porte sa culpabilité comme sa croix.
Ivanov n'est plus amoureux de sa femme Anna, souffrante, qui a tout abandonné pour lui. Marc Lamigeon incarne cet être conscient du mal qu'il fait et dont la lucidité le plonge dans une mélancolie viscérale. Face à lui, solaires, Anna et Sasha, interprétées par Stéphane Caillard et Leslie Bouchet, le mettent face à sa confusion.
Dans cette société en mouvement et qui paralyse une bourgeoisie terrienne dépassée, Christian Benedetti incarne Borkine, prémisse d'un Lopakine, qui figure le tournant inévitable que prend la société russe.
Les pauses contrebalancent le rythme des dialogues qui fusent et créent une partition d'où jaillit toute la confusion qui règne dans les esprits. Ivanov enfermé dans sa culpabilité, est entouré d'un monde coincé dans sa perplexité.
Christian Benedetti fait surgir toute la complexité du drame qui se joue et dont l'issue ne peut être que brutale.
Entouré d'une distribution étincelante, Christian Benedetti met en scène le combat de la lucidité et du déni et saisit toute la profondeur du théâtre de Tchekhov.
La mise en scène est remarquable et le texte, que je ne connaissais pas, l'est tout autant.
Ce fut pour moi une belle découverte !
Un portrait en forme d’énigme : mélancolie, spleen, déprime, cafard, bourdon, tristesse, angoisse …» Il suit le fil rouge de l’humanité dans sa pièce avec la colère, la tristesse, la folie et la passion des Hommes. Chaque personnage ne déborde jamais dans l’affect, les émotions faciles ou la psychologie de bas étages. Il les montre comme ils sont : obsédé par l’argent, le pouvoir et peut sans culpabilité médire sur ceux qui refuse de rentrer dans le même cercle. Tout n’est qu’hypocrisie, tromperie, faux semblant, manigances et compagnie. Ivanov, qui a déjà un nom classique que l’on pourrait traduire par Nicolas Dupont n’a rien de spécial. Il n’est pas intéressé par l’argent, par la réussite social et veut être toujours honnête. Jamais il ne ment. Alors pour ça, chacun y va de sa petite histoire pour l’abaisser, l’humilier mais jamais en face. Anton Tchekhov en profite pour montrer également la complaisance en société de se moquer des juifs. Sans interdit, il dénonce les travers.
L’auteur présente la pièce comme étant une comédie. D’ailleurs cela se remarque par le rythme rapide de diction précise des comédiens, permettant des collisions en contre point du rire. « On joue à la vitesse où l’on pense » précisera le metteur en scène. Tchekhov s’est inspiré des textes de Gogol qui s’est lui-même inspiré des vaudevilles français. Mais ne vous attendez tout de même pas à des portes qui claques et des amants cachés sous la table. Christian Benedetti respecte toutes les précisions écrites comme ces pauses dans les échanges. Tchekhov incite ainsi le spectateur à réfléchir à ce qui est dit. Même si c’est un peu déroutant au début, on comprend cette démarche très adroite au finale. Il joue avec malice avec le temps réel et le temps dramaturgique. Un temps qui a un sens tout particulier puisque juste Ivanov vit le moment présent. Les autres évoquent le passé ou le futur car le présent leur est insurmontable. Et cela se trouve souligner par la mise en scène et la scénographie dans un décor intemporel à géométrie variable, judicieusement manipulé par les comédiens sur scène. Ces 13 artistes qui jouent à la perfection et donne vie à tous ces personnages avec les nuances adéquates. Un magnifique travail d’équipe qui arrive à captiver les spectateurs pendant presque 2h00. Un grand bravo pour cette performance.
Bon, Nikolaï Alexëiévitch Ivanov est toujours aussi dépressif, Anna Petrovna toujours phtisique au plus haut point, Sacha est toujours aussi jolie et aussi bien dotée, Pavel Kirikkytch Lébédev est toujours un sympathique alcoolo...
On entend encore la chouette tous les soirs, on discute toujours des avantages comparés des zakouskis aux harengs ou aux cornichons.
La petite société que décrit Tchekhov sans la juger est toujours aussi antisémite.
Et puis, on nous dit encore une fois qu'« à force d'aller mal, on finira bien par aller bien... »
Rien de nouveau ? Oh que si !
Cette nouveauté-là, elle émane de la mise en scène de Christian Benedetti, qui, poursuivant son travail sur l'intégrale de cet auteur qu'il affectionne, rajeunit, modernise, dynamite pour nos plus grands plaisir et bonheur le texte de Tchekhov tout en en gardant l'esprit à la lettre.
Il a choisi de monter la première version d'Ivanov, celle de 1887. Le grand Anton, tout jeune médecin, n'a que vingt-sept ans.
Il écrit une comédie !
Pour lui, malgré la fin tragique qui arrive très subitement, il écrit bel et bien une comédie, une pièce faite pour rire.
Et pour rire, nous allons rire !
Tout d'abord, grâce à une succulente traduction rentre-dedans, avec un registre de langue très contemporain, avec des expressions d'aujourd'hui parfois très crues.
Rire également avec un parti-pris judicieux de M. Benedetti, qui fait parler les comédiens à l'allure de la mieux graissée des kalachnikovs, et qui soudain met tout en pause.
Un peu comme lorsqu'on appuie sur la barre d'espacement de son ordinateur, pour arrêter sa série Netflix préférée, afin de mieux savourer les expressions des visages de comédiens, ou d'insister sur tel ou tel détail.
Le procédé fonctionne parfaitement.
Autre vecteur du rire, ce sont évidemment les comédiens, qui sur le plateau s'en donnent à cœur joie, à commencer par le patron lui-même.
En Borkine à la perruque ridicule, soiffard, fêtard, vantard, il m'a fait penser à certaines compositions de l'immense Depardieu au mieux de sa forme.
La chapka aux grandes oreilles sur la tête, une winchester à la main, son entrée est hilarante, tout comme ses dernières scènes en smoking.
Philippe Crubézy est un truculent Lébédev, aviné et lucide en même temps, tétanisé par sa « Zézette » de femme. Le comédien m'a une nouvelle fois impressionné par son charisme et son métier.
Lise Quet est impayable de drôlerie en Marfa Babakina, quant à Martine Vandeville, la comédienne déclenche les rires à chaque apparition.
A noter un épatant runing-gag sonore concernant la servante à l'office... (Je n'en dis pas plus...)
Ivanov, c'est Vincent Ozanon, qui lui, joue très sobrement, « très sérieux », parfois même de façon glaciale. De la sorte, il permet un beau contraste avec les autres personnages parfois très rabelaisiens.
Anna Petrovna est interprétée de la même façon par Laure Wolf, qui confère à son personnage une belle intensité, avec une oxyxmoresque force fragile.
On l'aura compris, sur la scène, ça déménage, ça bouge, ça pulse, ça vibre, c'est la vie qui se déroule devant nos yeux, implacablement, avec toutes les avanies de l'existence et les plaies de l'âme associées, et comme souvent un humour féroce et presque pathétique caractérisant notre pauvre condition de mortels.
Cet Ivanov, à la fois dépouillé et luxuriant, est un spectacle incontournable de ce mois de novembre.
Cette version est saisissante.
Ivanov à 35ans est désabusé, dégouté de lui-même, maussade et endetté. Il va se montrer cruel et monstrueux envers son épouse Anna aujourd’hui mourante. Il n’a plus aucun sentiment envers elle et n’éprouve aucune compassion.
« Tu vas mourir », lui dit-il avec brutalité et méchanceté.
Quelle déchirure pour Anna d’origine juive qui a sacrifié son héritage, sa famille et ses origines par amour pour lui.
Plus tard, Ivanov essayera de reconstruire sa vie mais le remords le rongera…
Au côté d’Ivanov trône Borkine, personnage haut en couleur qui nous fascine et nous captive dès son apparition. Borkine gère le domaine d’Ivanov, il pétulant, débordant d’énergie, amoral et prêt à vendre son âme pour quelques roubles…
N’oublions les Lebedev créanciers d’Ivanov. La mère « Zénète », raciste, vulgaire, cancanière, vénale. La fille Sacha, amoureuse d’Ivanov…
Tous les personnages sont pittoresques, croustillants parfois grivois nous sommes plongés dans une société de province rurale en décadence.
Les comédiens talentueux nous réjouissent : Vincent Ozanon, Laure Wolf, Philippe Lebas, Philippe Crubézy, Brigitte Barilley, Alix Riemer, Yuriy Zavalnyouk, Lise Quet, Nicolas Buchoux, Christian Benedetti, Antoine Amblard, Martine Vandeville, Alex Mesnil.
Les décors se construisent et se déconstruisent sous nos yeux, la mise en scène est vivante, dynamique, interrompue par des silences « des arrêts sur image », cela nous interpelle… Nous pénétrons au plus profond de cet abime et de cette société en décrépitude.