Ses critiques
205 critiques
3/10
J’étais très enthousiaste à l’annonce de la création de ce spectacle à la Comédie-Française : plutôt adepte de leurs créations jeunes publics, j’étais intéressée aussi par retrouver le travail de Géraldine Martineau que j’ai découverte la saison passée en tant que metteuse en scène d’un Maeterlinck au Théâtre Montansier. J’ai pris un grand plaisir à compléter le programme proposé aux enfants pour patienter avant le début du spectacle : et ces mots fléchés, ces tests, ces grilles à compléter se sont finalement retrouvés être la meilleure partie de mon spectacle.
Évidemment, on parle ici du conte d’Andersen. Loin de nous donc l’idée d’une jeune sirène qui chante avec cuillères et assiettes, d’un papa triton ravi, en définitive, de voir sa fille marcher sur deux jambes et la caressant de son doux regard de roi de la mer, ou d’une fin heureuse en chansons et belles couleurs. Non, Andersen n’a rien de gentillet. Il devrait être question plutôt de cruauté et de vice, de désespoir, de mondes incompatibles. Le sentiment d’arrachement, la souffrance, l’incompréhension me semblent faire pleinement partie de l’oeuvre d’Andersen.
Pourtant, on ne retrouve pas vraiment les qualités de l’auteur danois et l’adaptation est finalement bien plus proche de ce que propose la compagnie américaine. On est dans un monde de paillettes, un monde où tout est beau et clinquant. Adieu la souffrance de la petite sirène lorsqu’on lui arrache la langue. L’instant est presque magnifié, et la douleur absente. Elle le sera également lorsque la jeune femme commencera à marcher sur deux jambes, malgré les mises en garde et autres prédictions de la sorcière. Étonnamment, tout semble finalement bien aller.
On est dans un monde de bon goût. Alors, probablement prenant pour excuse l’aspect « jeune public » du spectacle, on cuisine Andersen à une sauce nouvelle. On trahit l’histoire, un peu. Mais ce qui me chagrine surtout, c’est qu’on prend chez Disney des ajouts à l’oeuvre sans respecter l’esprit du conte originel : dans le dessin-animé, un personnage de cuisinier est ajouté à l’histoire pour montrer la cruauté des hommes. Poussé à l’extrême, ce Chef décrit le plaisir qu’il a à découper les poissons, leur trancher la tête et les émietter jusqu’à la carcasse. On reste un peu dans l’esprit. Ici, on fait un mélange entre ce personnage et celui du roi, présent initialement dans le conte, mais ajusté à la sauce bon goût : le but étant d’ajouter un élément comique, le personnage perd toute sa saveur pour finalement donner une scène d’une fadeur regrettable.
A mon sens, c’est ne pas faire assez confiance aux enfants que de proposer une version ainsi aseptisée de l’oeuvre d’Andersen. Derrière moi, après les applaudissements, une petite fille rend sa conclusion : « j’ai trouvé ça bof ». Comme je la comprends. Je me souviens de ma réaction lorsque j’avais moi-même lu le conte : quelque chose proche de l’épouvante. J’éprouvais un mélange désagréable de pitié et de peur devant les aventures de la petite sirène. Et c’est aussi ce qu’on attend d’un conte : les enfants aiment les extrêmes. Ici, les réactions se font attendre. Ni cris de frayeur, ni hurlement de joie ; plutôt des balancements de jambe ou des réhausseurs qui s’ajustent. Mauvais signe.
Pourtant, je n’ai rien à reprocher aux comédiens, Adeline d’Hermy en tête. Ils donnent à leurs personnages toute la consistance possibles malgré une partition bien trop pauvres. J’en veux à cette adaptation qui pasteurise totalement l’oeuvre d’Andersen. J’en veux à la bien pensance qui prend la La Petite Sirène comme excuse pour évoquer les crises migratoires et l’accueil qu’on doit réserver à ceux qui échouent sur nos côtes. J’en veux à ce beau décor, ces belles lumières, ces beaux visages tout sourires qui rendent les situations attrayantes. J’en veux à la mise en scène qui fait d’un conte pour enfant un nouveau Maeterlinck, avec force silence et lenteur.
Évidemment, on parle ici du conte d’Andersen. Loin de nous donc l’idée d’une jeune sirène qui chante avec cuillères et assiettes, d’un papa triton ravi, en définitive, de voir sa fille marcher sur deux jambes et la caressant de son doux regard de roi de la mer, ou d’une fin heureuse en chansons et belles couleurs. Non, Andersen n’a rien de gentillet. Il devrait être question plutôt de cruauté et de vice, de désespoir, de mondes incompatibles. Le sentiment d’arrachement, la souffrance, l’incompréhension me semblent faire pleinement partie de l’oeuvre d’Andersen.
Pourtant, on ne retrouve pas vraiment les qualités de l’auteur danois et l’adaptation est finalement bien plus proche de ce que propose la compagnie américaine. On est dans un monde de paillettes, un monde où tout est beau et clinquant. Adieu la souffrance de la petite sirène lorsqu’on lui arrache la langue. L’instant est presque magnifié, et la douleur absente. Elle le sera également lorsque la jeune femme commencera à marcher sur deux jambes, malgré les mises en garde et autres prédictions de la sorcière. Étonnamment, tout semble finalement bien aller.
On est dans un monde de bon goût. Alors, probablement prenant pour excuse l’aspect « jeune public » du spectacle, on cuisine Andersen à une sauce nouvelle. On trahit l’histoire, un peu. Mais ce qui me chagrine surtout, c’est qu’on prend chez Disney des ajouts à l’oeuvre sans respecter l’esprit du conte originel : dans le dessin-animé, un personnage de cuisinier est ajouté à l’histoire pour montrer la cruauté des hommes. Poussé à l’extrême, ce Chef décrit le plaisir qu’il a à découper les poissons, leur trancher la tête et les émietter jusqu’à la carcasse. On reste un peu dans l’esprit. Ici, on fait un mélange entre ce personnage et celui du roi, présent initialement dans le conte, mais ajusté à la sauce bon goût : le but étant d’ajouter un élément comique, le personnage perd toute sa saveur pour finalement donner une scène d’une fadeur regrettable.
A mon sens, c’est ne pas faire assez confiance aux enfants que de proposer une version ainsi aseptisée de l’oeuvre d’Andersen. Derrière moi, après les applaudissements, une petite fille rend sa conclusion : « j’ai trouvé ça bof ». Comme je la comprends. Je me souviens de ma réaction lorsque j’avais moi-même lu le conte : quelque chose proche de l’épouvante. J’éprouvais un mélange désagréable de pitié et de peur devant les aventures de la petite sirène. Et c’est aussi ce qu’on attend d’un conte : les enfants aiment les extrêmes. Ici, les réactions se font attendre. Ni cris de frayeur, ni hurlement de joie ; plutôt des balancements de jambe ou des réhausseurs qui s’ajustent. Mauvais signe.
Pourtant, je n’ai rien à reprocher aux comédiens, Adeline d’Hermy en tête. Ils donnent à leurs personnages toute la consistance possibles malgré une partition bien trop pauvres. J’en veux à cette adaptation qui pasteurise totalement l’oeuvre d’Andersen. J’en veux à la bien pensance qui prend la La Petite Sirène comme excuse pour évoquer les crises migratoires et l’accueil qu’on doit réserver à ceux qui échouent sur nos côtes. J’en veux à ce beau décor, ces belles lumières, ces beaux visages tout sourires qui rendent les situations attrayantes. J’en veux à la mise en scène qui fait d’un conte pour enfant un nouveau Maeterlinck, avec force silence et lenteur.
5,5/10
J’étais très emballée par l’annonce d’une École des femmes par Stéphane Braunschweig. Plutôt déçue par son Macbeth à l’Odéon l’année dernière, je pensais que la pièce lui correspondrait mieux, et le voir renouer avec Molière, 10 ans après son excellent Tartuffe, était prometteur. J’ai un peu tiqué devant les premiers teasers de la pièce présentant l’histoire dans une salle de sport avec des vélos de fitness. Mais ce n’est finalement pas cela qui m’a le plus déstabilisée.
Arnolphe a choisi Agnès dès l’âge de quatre ans après l’avoir quasiment achetée à une paysanne, l’a tenue depuis toujours à l’écart du monde tout en maintenant des vues sur elle, et souhaite à présent l’épouser. C’est un homme d’âge mûr, elle est une jeune fille. Il la croit naïve, elle ne l’est peut-être pas tant que ça. C’est en tout cas ce qu’il découvre lorsqu’il apprend, à son retour d’un voyage, que la jeune femme a fréquenté un homme, Horace, durant son absence. Elle est amoureuse, et souhaite à tout prix l’épouser, ce qui n’est pas du tout conforme au plan initial d’Arnolphe…
C’est tentant de voir L’École des femmes à l’aune de l’ère #MeToo, des violences faites aux femmes et des questionnements qui en découlent. Cela transparaît d’ailleurs plutôt bien dans la mise en scène de Braunschweig, qui utilise d’ailleurs une image visuelle de l’enfermement d’Agnès en la plaçant derrière une cage de verre. Mais L’École des femmes est aussi et surtout une comédie, et c’est ce qui manque cruellement dans ce spectacle : on ne rit pas. Certaines scènes semblent alors infiniment longues, et j’étais presque constamment sur le fil de l’ennui, tombant parfois dans une lassitude certaine.
En fait, je n’ai pas adhéré à sa vision d’Arnolphe, ou plutôt je ne l’ai pas comprise. Claude Duparfait compose un Arnolphe très maniéré, comme plein de tocs, mais ni inquiétant, ni repoussant. Il est d’ailleurs plutôt beau mec, c’est peut-être la raison pour laquelle il l’a affublé de ces tics comportementaux. Mais en aucun cas il ne m’alarme ; jamais son emprise sur Agnès ne me fait tiquer, et il me semble qu’elle n’a pas dû essayer bien longtemps de s’échapper d’un gardien si peu rigoureux. Voilà que j’ai perdu et l’aspect comique, et l’aspect grave de la pièce. Que me reste-t-il alors ? Pas grand chose, car même la pitié qu’il pourrait m’inspirer lorsqu’il déclare son amour à sa pupille ne produit en moi qu’un mince sentiment de moquerie.
Il me reste quand même une scène ou deux, qui m’ont captivée. Je pense notamment à la scène où Arnolphe fait lire à Agnès les différentes maximes du mariage, et dans laquelle non seulement le duo fonctionnait très bien, mais l’utilisation d’un accessoire habilement manipulé renforçait le dépit de la jeune femme. Une scène qui a su me décrocher au moins un sourire ! Si j’ai aimé l’attitude de peste qu’Agnès prenait pendant cette lecture, je ne peux pas dire que j’ai adhéré à l’ensemble du point de vue de Braunschweig sur la jeune femme.
Traitée comme une chipie pas si naïve que ça, j’ai eu du mal avec l’allusion du metteur en scène au fait que le petit chat serait mort… tué par Agnès. Si le texte le laissait entendre quelque part, pourquoi pas. Ce qui m’énerve, c’est que ce sous-entendu se fait au moyen d’une vidéo totalement gratuite. Rien dans le texte ne pourrait permettre d’arriver à cette conclusion, alors on se permet d’ajouter son petit grain de sel à Molière. Voilà qui a le don de m’irriter.
Arnolphe a choisi Agnès dès l’âge de quatre ans après l’avoir quasiment achetée à une paysanne, l’a tenue depuis toujours à l’écart du monde tout en maintenant des vues sur elle, et souhaite à présent l’épouser. C’est un homme d’âge mûr, elle est une jeune fille. Il la croit naïve, elle ne l’est peut-être pas tant que ça. C’est en tout cas ce qu’il découvre lorsqu’il apprend, à son retour d’un voyage, que la jeune femme a fréquenté un homme, Horace, durant son absence. Elle est amoureuse, et souhaite à tout prix l’épouser, ce qui n’est pas du tout conforme au plan initial d’Arnolphe…
C’est tentant de voir L’École des femmes à l’aune de l’ère #MeToo, des violences faites aux femmes et des questionnements qui en découlent. Cela transparaît d’ailleurs plutôt bien dans la mise en scène de Braunschweig, qui utilise d’ailleurs une image visuelle de l’enfermement d’Agnès en la plaçant derrière une cage de verre. Mais L’École des femmes est aussi et surtout une comédie, et c’est ce qui manque cruellement dans ce spectacle : on ne rit pas. Certaines scènes semblent alors infiniment longues, et j’étais presque constamment sur le fil de l’ennui, tombant parfois dans une lassitude certaine.
En fait, je n’ai pas adhéré à sa vision d’Arnolphe, ou plutôt je ne l’ai pas comprise. Claude Duparfait compose un Arnolphe très maniéré, comme plein de tocs, mais ni inquiétant, ni repoussant. Il est d’ailleurs plutôt beau mec, c’est peut-être la raison pour laquelle il l’a affublé de ces tics comportementaux. Mais en aucun cas il ne m’alarme ; jamais son emprise sur Agnès ne me fait tiquer, et il me semble qu’elle n’a pas dû essayer bien longtemps de s’échapper d’un gardien si peu rigoureux. Voilà que j’ai perdu et l’aspect comique, et l’aspect grave de la pièce. Que me reste-t-il alors ? Pas grand chose, car même la pitié qu’il pourrait m’inspirer lorsqu’il déclare son amour à sa pupille ne produit en moi qu’un mince sentiment de moquerie.
Il me reste quand même une scène ou deux, qui m’ont captivée. Je pense notamment à la scène où Arnolphe fait lire à Agnès les différentes maximes du mariage, et dans laquelle non seulement le duo fonctionnait très bien, mais l’utilisation d’un accessoire habilement manipulé renforçait le dépit de la jeune femme. Une scène qui a su me décrocher au moins un sourire ! Si j’ai aimé l’attitude de peste qu’Agnès prenait pendant cette lecture, je ne peux pas dire que j’ai adhéré à l’ensemble du point de vue de Braunschweig sur la jeune femme.
Traitée comme une chipie pas si naïve que ça, j’ai eu du mal avec l’allusion du metteur en scène au fait que le petit chat serait mort… tué par Agnès. Si le texte le laissait entendre quelque part, pourquoi pas. Ce qui m’énerve, c’est que ce sous-entendu se fait au moyen d’une vidéo totalement gratuite. Rien dans le texte ne pourrait permettre d’arriver à cette conclusion, alors on se permet d’ajouter son petit grain de sel à Molière. Voilà qui a le don de m’irriter.
8,5/10
Je n’ai pas hésité une seconde. La distribution était trop belle : sur les quatre acteurs réunis sur la scène des Gémeaux, trois font partie de mon panthéon personnel, ou presque. Ils sont en tout cas trois noms qui résonnent pour moi avec le mot excellence, et je ne voulais pas rater cette nouvelle occasion de découvrir Claudel. Pour l’instant, mes rencontres avec l’auteur ne s’étaient jamais avérées très fructueuses. Nouer un lien avec lui, retrouver Schiaretti et ses acteurs qu’il connaît bien, et découvrir le Théâtre des Gémeaux par la même occasion : voilà qui promettait une belle soirée.
La scène s’ouvre sur Louis Laine et sa femme, Marthe. Ils sont seuls, près de la cabane dans laquelle ils ont élu domicile, en Amérique. On sent déjà que malgré leur apparente proximité, quelque chose les sépare en profondeur : alors qu’elle lui semble entièrement dévouée, lui adressant tous ses regards, il est moins avec qu’elle qu’il n’y paraît, aspirant déjà à une liberté qu’il revendiquera tout au long de la pièce. Cette liberté ne tardera pas à entrer en scène, sous la forme de Lechy, ancienne actrice, et de son époux, Thomas Pollock Nageoire. Elle est la Femme dans toute sa splendeur, il est l’optimisme permanent. Et, quelque part, ils semblent lui donner envie.
Pour quelqu’un qui, comme moi, a du mal à se confronter à Claudel, c’est assurément l’une des meilleures mises en scène permettant de l’aborder. Schiaretti, ne s’encombrant d’aucun artifice, ni décor ni vidéo, parvient à créer cette force presque magnétique qui régit les personnages de Claudel. A plusieurs reprises, il impulse de réels accents claudéliens à son spectacle, comme mettant en scène non plus des psychologies mais des allégories. Certaines tirades sont grandioses, et j’ai eu l’impression, soudainement exaltée, de toucher au sublime. Mais cette excellence a des ratés, et, à plusieurs reprises, ce « quelque chose » qu’il était parvenu à créer retombe.
La faute d’abord à un texte qu’il aurait fallu couper, notamment dans les parties de Marthe dont les tirades sont peut-être les plus conceptuelles. Mais on imputera également ces longueurs à Louise Chevillotte, encore un peu verte pour le rôle. Il lui manque l’autorité de Marthe, cette supériorité naturelle qu’elle devrait avoir sur Louis et sur l’ensemble des personnages, que tout le monde ressent dans la pièce alors même qu’elle paraît être la plus bafouée. Ce manque-là nuit évidemment au spectacle en lui ôtant cet aspect fondamental : Marthe doit être déjà ailleurs. Or elle est là, trop ancrée dans le sol, encore un peu trop fade.
Dommage, car, en face, le couple de la maturité en jette. Robin Renucci parvient à dégager de son personnage une certaine humanité que je ne lui aurais probablement pas octroyé à la simple lecture du texte. Il est posé, serein, l’air sûr de lui, et son optimisme n’a rien d’outrageant. A ses côtés, Francine Bergé est tout simplement dingue. Toutes ses facettes – l’Actrice, la Femme, l’Épouse, l’Amante – sont à la fois raffinées et brillantes. La scène d’envoûtement qu’elle partage avec Louis Laine est une perfection absolue, son charme enchantant soudainement l’ensemble de la salle. Elle est d’une beauté démoniaque. Son discours sur le Théâtre résonne encore en moi. Quelle puissance.
La révélation, assurément, c’est Marc Zinga. Révélation, le mot n’est pas le bon : je l’avais déjà découvert et adoré en Edmond dans le Roi Lear, déjà par Christian Schiaretti. Mais je me sens un peu obligée d’utiliser ce mot-là, tant il m’a tour à tour charmée et déçue, fascinée puis indignée. Je suis tombée amoureuse de lui, de cet être de fuite qui n’a aucun attachement et dont le regard m’a comme embrasée. Il a trouvé le souffle claudélien. Désormais il sera pour moi l’image de Louis Laine tant il possède son personnage, lui donnant toutes les couleurs d’une palette qui semble presque infinie : évidemment touchant dans son discours sur la liberté, il fait sentir l’indicible lien qui l’attache à Marthe et parvient même à le différencier de celui qui l’unie à Lechy. Il nous fait donc ressentir l’intensité d’un concept. Et c’est ça, Claudel non ?
La scène s’ouvre sur Louis Laine et sa femme, Marthe. Ils sont seuls, près de la cabane dans laquelle ils ont élu domicile, en Amérique. On sent déjà que malgré leur apparente proximité, quelque chose les sépare en profondeur : alors qu’elle lui semble entièrement dévouée, lui adressant tous ses regards, il est moins avec qu’elle qu’il n’y paraît, aspirant déjà à une liberté qu’il revendiquera tout au long de la pièce. Cette liberté ne tardera pas à entrer en scène, sous la forme de Lechy, ancienne actrice, et de son époux, Thomas Pollock Nageoire. Elle est la Femme dans toute sa splendeur, il est l’optimisme permanent. Et, quelque part, ils semblent lui donner envie.
Pour quelqu’un qui, comme moi, a du mal à se confronter à Claudel, c’est assurément l’une des meilleures mises en scène permettant de l’aborder. Schiaretti, ne s’encombrant d’aucun artifice, ni décor ni vidéo, parvient à créer cette force presque magnétique qui régit les personnages de Claudel. A plusieurs reprises, il impulse de réels accents claudéliens à son spectacle, comme mettant en scène non plus des psychologies mais des allégories. Certaines tirades sont grandioses, et j’ai eu l’impression, soudainement exaltée, de toucher au sublime. Mais cette excellence a des ratés, et, à plusieurs reprises, ce « quelque chose » qu’il était parvenu à créer retombe.
La faute d’abord à un texte qu’il aurait fallu couper, notamment dans les parties de Marthe dont les tirades sont peut-être les plus conceptuelles. Mais on imputera également ces longueurs à Louise Chevillotte, encore un peu verte pour le rôle. Il lui manque l’autorité de Marthe, cette supériorité naturelle qu’elle devrait avoir sur Louis et sur l’ensemble des personnages, que tout le monde ressent dans la pièce alors même qu’elle paraît être la plus bafouée. Ce manque-là nuit évidemment au spectacle en lui ôtant cet aspect fondamental : Marthe doit être déjà ailleurs. Or elle est là, trop ancrée dans le sol, encore un peu trop fade.
Dommage, car, en face, le couple de la maturité en jette. Robin Renucci parvient à dégager de son personnage une certaine humanité que je ne lui aurais probablement pas octroyé à la simple lecture du texte. Il est posé, serein, l’air sûr de lui, et son optimisme n’a rien d’outrageant. A ses côtés, Francine Bergé est tout simplement dingue. Toutes ses facettes – l’Actrice, la Femme, l’Épouse, l’Amante – sont à la fois raffinées et brillantes. La scène d’envoûtement qu’elle partage avec Louis Laine est une perfection absolue, son charme enchantant soudainement l’ensemble de la salle. Elle est d’une beauté démoniaque. Son discours sur le Théâtre résonne encore en moi. Quelle puissance.
La révélation, assurément, c’est Marc Zinga. Révélation, le mot n’est pas le bon : je l’avais déjà découvert et adoré en Edmond dans le Roi Lear, déjà par Christian Schiaretti. Mais je me sens un peu obligée d’utiliser ce mot-là, tant il m’a tour à tour charmée et déçue, fascinée puis indignée. Je suis tombée amoureuse de lui, de cet être de fuite qui n’a aucun attachement et dont le regard m’a comme embrasée. Il a trouvé le souffle claudélien. Désormais il sera pour moi l’image de Louis Laine tant il possède son personnage, lui donnant toutes les couleurs d’une palette qui semble presque infinie : évidemment touchant dans son discours sur la liberté, il fait sentir l’indicible lien qui l’attache à Marthe et parvient même à le différencier de celui qui l’unie à Lechy. Il nous fait donc ressentir l’intensité d’un concept. Et c’est ça, Claudel non ?
9,5/10
Enfin ! Enfin, je découvre cette Locandiera, après six mois d’attente ! On se souvient évidemment de la grève Salle Richelieu qui empêcha le spectacle de se donner, de mes billets déplacés et finalement annulés, de ma tristesse de manquer un spectacle de Françon pour finir en beauté (et surtout relever un peu) ma saison au Français. J’ai craint que ces péripéties n’altèrent le spectacle – c’était sans compter le Maître qui en est à l’origine.
Pièce féministe avant l’heure, La Locandiera conte l’histoire de Mirandolina, qui tient l’auberge où se déroule l’action. Des voyageurs, qui ressemblent à des habitués, un Marquis et un Comte, lui font la cour et redoublent d’inventivité pour lui offrir les plus beaux présents (ou leur plus belle protection, pour le plus pauvre). Un valet, Fabrizio, amoureux de la patronne et qui s’accroche au fait que le père de cette dernière lui avait conseillé de l’épouser. De manière assez générale, tous les hommes qui passent dans cette auberge tombent amoureux de Mirandolina. Sauf un Chevalier de passage, qui dit haïr les femmes et les mépriser, et qui jure que jamais il ne tombera sous son charme. Mirandolina se promet alors de tout faire pour le convertir.
Je pourrais écrire : voir mes critiques précédentes de spectacles de Françon. Pour la finesse, pour la perfection, pour la beauté de ce qu’il propose et que jamais je n’arriverai à poser par écrit. Mais ce serait facile et lâche, et surtout ce ne serait pas entièrement juste. Françon ne donne jamais le même spectacle. S’il a une patte, c’est celle de la justesse, de l’harmonie et du respect de l’oeuvre. Mais cela se traduit différemment pour monter un Beckett et un Goldoni. Du « Molière italien », j’avais déjà vu La Trilogie de la Villégiature par Françon et c’est toujours le même plaisir, cinq ans après.
Françon, c’est le metteur en scène qui vous cale une atmosphère dès les premières secondes, alors qu’aucun mot n’a encore été prononcé. Mais déjà, les déplacements des comédiens, accompagnés par des lumières magnifiques, disent quelque chose. Déjà, l’espace se remplit à la manière si particulière de Françon. Dans ses décors qui peuvent parfois paraître un peu vides, l’espace n’a jamais été si bien occupé : les déplacements, évidemment, sont d’une précision rare, mais les regards, les mouvements de tête, les échanges ou les réponses gestuels quels qu’ils soient emplissent le plateau de vie. Tout est déjà là.
Et tout suit cette grandeur, deux heures durant. Autant dire directement qu’on ne les voit pas passer. J’espérais presque que le tableau final n’était que la fin du premier acte. Mais impossible de ne pas sentir malgré tout que c’est la fin. Ça se joue à la fois dans les tripes et dans le cerveau, et c’est ça qui est beau. Rien n’est laissé au hasard ; la montée en puissance se fait progressivement jusqu’à une fin en point d’orgue. Et entre les deux, on passe par diverses émotions. C’est un spectacle triste et beau. Évidemment, parfois, on rit, mais c’est un rire étrange, un rire déconnecté de notre cerveau – quelque chose dans la scène nous arrache ce rire mais le cerveau reste attentif à d’autres détails qui nous empêchent d’être pleinement heureux. Dans une scène, toujours, plusieurs strates de lecture. Et j’en ai certainement manqué pas mal.
Je n’aime pas dire ça, mais je vais le dire quand même : dans La Locandiera, Florence Viala et Stéphane Varupenne trouvent le rôle de leur vie. C’était un rôle taillé sur mesure pour Florence Viala, pour sa gouaille naturel et son côté bien ancré sur le sol. Elle le transcende, ce rôle, elle lui donne de l’éclat, elle en fait entendre chaque virgule et elle en fait exploser les saveurs. Lorsqu’elle se met à entonner une chanson pour un toast, le temps s’arrête et soudainement le monde se met à tourner autour de La Locandiera. Dans la salle, le silence se fait religieux et plus rien d’autre n’existe que Mirandolina entonnant ce petit air. Je ne crois pas m’avancer trop en déclarant que nous sommes tous tombés amoureux, à ce moment.
De son côté, Stéphane Varupenne, qui n’en finit pas de nous surprendre, est un Chevalier complexe. On pourrait le détester simplement ; il n’en est rien. Certes, ses insultes faites aux femmes déplaisent ; mais le voir plier devant Mirandolina n’est pas une partie de plaisir. Il souffre, c’est dur à voir ; il est amoureux, me voilà tout sourire. On aimerait presque croire à ce couple impossible. Mais chassez le naturel… lorsqu’il revient, au galop, c’est pour être plus brutal, plus désespéré que jamais. La scène qui en découle est d’une violence désagréable – impossible de ne pas faire l’écho avec notre époque. Mais jamais rien n’est souligné. Tout est dans l’intention.
Le reste de la distribution ne fait pas obstacle à cette grandeur. Quel plaisir de retrouver un Michel Vuillermoz si bien dirigé, donnant à son Marquis des reflets ridicules et pathétiques, être rejeté poignant dans sa solitude. Heureusement que Hervé Pierre, le vrai contrepoint comique du spectacle, est là pour alléger un peu les choses. De son côté, Laurent Stocker campe un Fabrizio déchirant, qui parvient à faire passer, parfois dans une réplique bien ordinaire, un mélange d’abattement, d’espoir et de passion qui m’ont serré le coeur. Sublime également, Noam Morgensztern, qui à travers un simple rôle de serviteur parvient à rendre beaucoup : témoin, une petite phrase toute simple lancée sans trop d’éclat, mais qui décochera instantanément un sourire à toute la salle. Il n’y a rien, mais il y a tout.
Pièce féministe avant l’heure, La Locandiera conte l’histoire de Mirandolina, qui tient l’auberge où se déroule l’action. Des voyageurs, qui ressemblent à des habitués, un Marquis et un Comte, lui font la cour et redoublent d’inventivité pour lui offrir les plus beaux présents (ou leur plus belle protection, pour le plus pauvre). Un valet, Fabrizio, amoureux de la patronne et qui s’accroche au fait que le père de cette dernière lui avait conseillé de l’épouser. De manière assez générale, tous les hommes qui passent dans cette auberge tombent amoureux de Mirandolina. Sauf un Chevalier de passage, qui dit haïr les femmes et les mépriser, et qui jure que jamais il ne tombera sous son charme. Mirandolina se promet alors de tout faire pour le convertir.
Je pourrais écrire : voir mes critiques précédentes de spectacles de Françon. Pour la finesse, pour la perfection, pour la beauté de ce qu’il propose et que jamais je n’arriverai à poser par écrit. Mais ce serait facile et lâche, et surtout ce ne serait pas entièrement juste. Françon ne donne jamais le même spectacle. S’il a une patte, c’est celle de la justesse, de l’harmonie et du respect de l’oeuvre. Mais cela se traduit différemment pour monter un Beckett et un Goldoni. Du « Molière italien », j’avais déjà vu La Trilogie de la Villégiature par Françon et c’est toujours le même plaisir, cinq ans après.
Françon, c’est le metteur en scène qui vous cale une atmosphère dès les premières secondes, alors qu’aucun mot n’a encore été prononcé. Mais déjà, les déplacements des comédiens, accompagnés par des lumières magnifiques, disent quelque chose. Déjà, l’espace se remplit à la manière si particulière de Françon. Dans ses décors qui peuvent parfois paraître un peu vides, l’espace n’a jamais été si bien occupé : les déplacements, évidemment, sont d’une précision rare, mais les regards, les mouvements de tête, les échanges ou les réponses gestuels quels qu’ils soient emplissent le plateau de vie. Tout est déjà là.
Et tout suit cette grandeur, deux heures durant. Autant dire directement qu’on ne les voit pas passer. J’espérais presque que le tableau final n’était que la fin du premier acte. Mais impossible de ne pas sentir malgré tout que c’est la fin. Ça se joue à la fois dans les tripes et dans le cerveau, et c’est ça qui est beau. Rien n’est laissé au hasard ; la montée en puissance se fait progressivement jusqu’à une fin en point d’orgue. Et entre les deux, on passe par diverses émotions. C’est un spectacle triste et beau. Évidemment, parfois, on rit, mais c’est un rire étrange, un rire déconnecté de notre cerveau – quelque chose dans la scène nous arrache ce rire mais le cerveau reste attentif à d’autres détails qui nous empêchent d’être pleinement heureux. Dans une scène, toujours, plusieurs strates de lecture. Et j’en ai certainement manqué pas mal.
Je n’aime pas dire ça, mais je vais le dire quand même : dans La Locandiera, Florence Viala et Stéphane Varupenne trouvent le rôle de leur vie. C’était un rôle taillé sur mesure pour Florence Viala, pour sa gouaille naturel et son côté bien ancré sur le sol. Elle le transcende, ce rôle, elle lui donne de l’éclat, elle en fait entendre chaque virgule et elle en fait exploser les saveurs. Lorsqu’elle se met à entonner une chanson pour un toast, le temps s’arrête et soudainement le monde se met à tourner autour de La Locandiera. Dans la salle, le silence se fait religieux et plus rien d’autre n’existe que Mirandolina entonnant ce petit air. Je ne crois pas m’avancer trop en déclarant que nous sommes tous tombés amoureux, à ce moment.
De son côté, Stéphane Varupenne, qui n’en finit pas de nous surprendre, est un Chevalier complexe. On pourrait le détester simplement ; il n’en est rien. Certes, ses insultes faites aux femmes déplaisent ; mais le voir plier devant Mirandolina n’est pas une partie de plaisir. Il souffre, c’est dur à voir ; il est amoureux, me voilà tout sourire. On aimerait presque croire à ce couple impossible. Mais chassez le naturel… lorsqu’il revient, au galop, c’est pour être plus brutal, plus désespéré que jamais. La scène qui en découle est d’une violence désagréable – impossible de ne pas faire l’écho avec notre époque. Mais jamais rien n’est souligné. Tout est dans l’intention.
Le reste de la distribution ne fait pas obstacle à cette grandeur. Quel plaisir de retrouver un Michel Vuillermoz si bien dirigé, donnant à son Marquis des reflets ridicules et pathétiques, être rejeté poignant dans sa solitude. Heureusement que Hervé Pierre, le vrai contrepoint comique du spectacle, est là pour alléger un peu les choses. De son côté, Laurent Stocker campe un Fabrizio déchirant, qui parvient à faire passer, parfois dans une réplique bien ordinaire, un mélange d’abattement, d’espoir et de passion qui m’ont serré le coeur. Sublime également, Noam Morgensztern, qui à travers un simple rôle de serviteur parvient à rendre beaucoup : témoin, une petite phrase toute simple lancée sans trop d’éclat, mais qui décochera instantanément un sourire à toute la salle. Il n’y a rien, mais il y a tout.
5/10
Que c’est étrange. De Thomas Jolly, j’ai vu le tout dernier et le tout premier spectacle, Thyeste et Arlequin poli par l’amour, et je n’ai pas vraiment perçu de différence. Au texte près, j’ai eu l’impression de voir le même spectacle. Un peu gênant, quand on sait que douze ans et plus de dix mises en scène séparent les deux propositions. Alors oui, on peut parler de style, on peut parler de patte, mais on aura du mal à m’enlever l’idée que s’il ne se renouvelle pas un peu, on fera bientôt rimer Thomas Jolly avec supercherie.
Je ne sais pas si résumer l’histoire du texte initial de Marivaux a un intérêt pour ce spectacle. Comme je le décrirai par la suite, il m’est surtout apparu comme un « prétexte aux envies créatrices de Thomas Jolly », pour reprendre les mots de Sur les planches. Je ne prendrai cependant pas les armes, car cela reste une oeuvre mineure de Marivaux, où l’on sent plutôt un Marivaux en germe, comme l’était probablement Thomas Jolly à l’époque de la création. Mais bref. Contentons-nous d’évoquer une fée qui enlève un Arlequin par amour, mais que ce dernier jettera son dévolu sur Sylvia (qui le lui rend bien), créant quelques tensions au sein du petit village.
J’avoue avoir eu un problème dès l’introduction. Figurez-vous six servantes allumées avec, à côté de chacune d’elles, un comédien qui se tient debout devant un long drap, un livre à la main. Ils se tiennent là pendant que les spectateurs s’installent. Puis les lumières baissent dans la salle. Les comédiens disent une phrase, ferment leurs livres, et sortent. Les lumières s’éteignent. Les draps tendus sont arrachés. Ils ne réapparaîtront pas de tout le spectacle. Forcément, je m’interroge : quand l’histoire commence, il ne reste plus rien de cette introduction où Marivaux a à peine pointé le bout de son nez. Alors, quelle est son utilité ?
En réalité, cette première partie est une bonne entrée dans le spectacle. Elle permet au spectateur de se débarrasser progressivement de l’idée qu’il est venu voir un Marivaux. Il en est si peu question, ici. On a l’impression que le texte ne compte plus et que seule compte la situation. On se retrouve devant du Thomas Jolly, parfois entrecoupé de Marivaux. Ceci dit, reconnaissons-lui au moins cela, l’histoire féérique en fait sans doute le texte de Marivaux qui se prête le plus à ses exaltations jollyesques. Mais parlons-en plus en détails.
Je retrouve les mêmes trucs de mise en scène que dans Thyeste : des confettis, de la musique à fond, des lumières tapageuses, des cris, de gros ventilateurs…. et des comédiens pas très bien dirigés, qui récitent leur texte de manière plutôt académique. Mais comme le texte est de toute façon abandonné, je ne m’appesantirai pas dessus. D’ailleurs, Thomas Jolly ne cherche pas une réaction au texte mais fait rire sur des cabrioles : des jeux avec des ballons, des boîtes à bêêêêh, des ruptures rythmes ou voix ; de manière générale, tout ce qui peut recouvrir le texte semble bienvenu.
Parfois, cela me laisse quand même plus que perplexe. Un comédien présente une nouvelle scène en décrivant le paysage qu’on doit se figurer. Entre autres, « Une pairie. Au loin paissent des moutons ». Entrent alors 3 comédiens déguisés en moutons, les fameuses boîtes à bêêêh à la main. Rapidement, je me sens un peu énervée par le dispositif : faire entrer des gens déguisés en moutons lorsqu’on me dit que sont présents sur scène des moutons, c’est tout de même le degré zéro de la mise en scène. Mais ici, le degré zéro que nous présente Thomas Jolly est tellement outrancier qu’il semble vouloir montrer que lui non plus n’est pas dupe. Alors, si personne ne l’est, à quoi bon cette proposition ?
Ceci étant dit, une fois que ce parti pris est accepté, on peut déceler dans ce spectacle quelques éléments intéressants – l’utilisation des ombres chinoises, notamment, est particulièrement bienvenue. Il y a là quelque chose de frustrant d’ailleurs, car ces éléments sont noyés dans un trop plein d’idées qui desservent l’ensemble. Mais si je suis restée globalement imperméable à cette esthétique, je ne la désavoue pas tout à fait : clairement, la musique à fond, les lumières violentes et les cris constants rendent une atmosphère tonitruante qui me laissent en dehors. Mais cette brutalité, je la connais : c’est celle d’une jeunesse à laquelle j’appartiens, quand même. Ce sont des codes qui me sont familiers – auxquels je n’adhère pas, certes, mais qui me parlent malgré tout.
Je ne sais pas si résumer l’histoire du texte initial de Marivaux a un intérêt pour ce spectacle. Comme je le décrirai par la suite, il m’est surtout apparu comme un « prétexte aux envies créatrices de Thomas Jolly », pour reprendre les mots de Sur les planches. Je ne prendrai cependant pas les armes, car cela reste une oeuvre mineure de Marivaux, où l’on sent plutôt un Marivaux en germe, comme l’était probablement Thomas Jolly à l’époque de la création. Mais bref. Contentons-nous d’évoquer une fée qui enlève un Arlequin par amour, mais que ce dernier jettera son dévolu sur Sylvia (qui le lui rend bien), créant quelques tensions au sein du petit village.
J’avoue avoir eu un problème dès l’introduction. Figurez-vous six servantes allumées avec, à côté de chacune d’elles, un comédien qui se tient debout devant un long drap, un livre à la main. Ils se tiennent là pendant que les spectateurs s’installent. Puis les lumières baissent dans la salle. Les comédiens disent une phrase, ferment leurs livres, et sortent. Les lumières s’éteignent. Les draps tendus sont arrachés. Ils ne réapparaîtront pas de tout le spectacle. Forcément, je m’interroge : quand l’histoire commence, il ne reste plus rien de cette introduction où Marivaux a à peine pointé le bout de son nez. Alors, quelle est son utilité ?
En réalité, cette première partie est une bonne entrée dans le spectacle. Elle permet au spectateur de se débarrasser progressivement de l’idée qu’il est venu voir un Marivaux. Il en est si peu question, ici. On a l’impression que le texte ne compte plus et que seule compte la situation. On se retrouve devant du Thomas Jolly, parfois entrecoupé de Marivaux. Ceci dit, reconnaissons-lui au moins cela, l’histoire féérique en fait sans doute le texte de Marivaux qui se prête le plus à ses exaltations jollyesques. Mais parlons-en plus en détails.
Je retrouve les mêmes trucs de mise en scène que dans Thyeste : des confettis, de la musique à fond, des lumières tapageuses, des cris, de gros ventilateurs…. et des comédiens pas très bien dirigés, qui récitent leur texte de manière plutôt académique. Mais comme le texte est de toute façon abandonné, je ne m’appesantirai pas dessus. D’ailleurs, Thomas Jolly ne cherche pas une réaction au texte mais fait rire sur des cabrioles : des jeux avec des ballons, des boîtes à bêêêêh, des ruptures rythmes ou voix ; de manière générale, tout ce qui peut recouvrir le texte semble bienvenu.
Parfois, cela me laisse quand même plus que perplexe. Un comédien présente une nouvelle scène en décrivant le paysage qu’on doit se figurer. Entre autres, « Une pairie. Au loin paissent des moutons ». Entrent alors 3 comédiens déguisés en moutons, les fameuses boîtes à bêêêh à la main. Rapidement, je me sens un peu énervée par le dispositif : faire entrer des gens déguisés en moutons lorsqu’on me dit que sont présents sur scène des moutons, c’est tout de même le degré zéro de la mise en scène. Mais ici, le degré zéro que nous présente Thomas Jolly est tellement outrancier qu’il semble vouloir montrer que lui non plus n’est pas dupe. Alors, si personne ne l’est, à quoi bon cette proposition ?
Ceci étant dit, une fois que ce parti pris est accepté, on peut déceler dans ce spectacle quelques éléments intéressants – l’utilisation des ombres chinoises, notamment, est particulièrement bienvenue. Il y a là quelque chose de frustrant d’ailleurs, car ces éléments sont noyés dans un trop plein d’idées qui desservent l’ensemble. Mais si je suis restée globalement imperméable à cette esthétique, je ne la désavoue pas tout à fait : clairement, la musique à fond, les lumières violentes et les cris constants rendent une atmosphère tonitruante qui me laissent en dehors. Mais cette brutalité, je la connais : c’est celle d’une jeunesse à laquelle j’appartiens, quand même. Ce sont des codes qui me sont familiers – auxquels je n’adhère pas, certes, mais qui me parlent malgré tout.