Critiques pour l'événement Au But
28 sept. 2017
9,5/10
19
Personnage monstrueux ô combien, le rôle de la mère, dans cette pièce de Thomas Bernhard écrite en 1981, offre une gageure merveilleusement redoutable à jouer pour une comédienne. Gageure réussie, comme on s’en doutait, avec la grande Dominique Valadié qui nous estomaque, nous cueille, nous bouscule, nous éblouit. Irradiant le spectacle avec une maestria rare et un art abouti du jeu, elle nous donne là une leçon de théâtre !...

Ah ça, les élèves comédiennes et comédiens peuvent se précipiter au Poche-Montparnasse, le carnet à la main. Ils seront aux anges ! Que dis-je aux anges ? Élevés jusqu’aux nues ! Proches de l’extase et penauds devant le travail fourni.

Près de 2 heures à savourer cette grande dame du théâtre dans un rôle de tous les dangers. Un quasi monologue, tenace, avançant en profondeur et en éclats jusqu’au bout.

Le public reste pantois, après ce coup de massue artistique.

La mise en scène de Christophe Perton est au cordeau. Tout est précis, les gestes, les mouvements, les postures et les jeux. La scénographie, les costumes, les lumières et les sons rendent la pièce impressionnante et captivante, d'une délicate et élégante beauté dramatique.

Le texte écrit avec la serpe caustique et le crayon ravageur qu’on lui connait, Bernhard n’y va pas de main morte pour nous décrire avec cynisme et cruauté cette femme prisonnière de sa folie et de son pouvoir, dévastant tout ce qui peut être debout sur son passage et en premier lieu, sa fille.

Pauvre parvenue bourgeoise par la richesse de son mariage, elle semble vouloir le monde plié, cassé ou meurtri autour d’elle. Elle se dépense avec une ardeur glaçante pour l’obtenir.

Tous les ans à la même époque, la mère et sa fille se préparent à partir pour la maison du bord de mer. Tous les ans à la même époque depuis 33 ans, les mêmes gestes et les mêmes paroles accompagnent ces préparatifs, donnant une occasion supplémentaire à la mère de répandre son fiel agressif aux outrances cruelles sur sa fille, victime à sa portée, esclave grâce à qui on se demande si elle ne se délecte pas de la visualisation de son propre échec.

Après la mort de son premier enfant, atteint du syndrome de Mathusalem (nourrisson-vieillard), elle aura cette fille qu’elle semble n’avoir jamais aimée, « tu étais une enfant laide » et installera une relation pathologique et assassine, une sorte de fusion mortifère. Cette femme nie tout de la vie et de sa vacuité, du bonheur et de son illusion.

Après avoir invité à la mer l’auteur dramatique d’une pièce qu’elles ont vue toutes les deux, et peut-être parce qu’elle sent que sa fille l’admire, elle se confrontera avec ce jeune homme sur le sujet de l’utilité sociale du théâtre, « de cet art qui dénonce mais ne fait rien ». Sans peine, l’auteur sera soumis et la mère reprendra ses diatribes ininterrompues ou si peu.

Folie bipolaire sans doute. Sentiment de persécution mêlé à celui de la peur de l’abandon, elle sera tour à tour bourrelle, sauveuse et victime. Aucun repère stable ne lui permettra de se rétablir, son identité semble perdue, sa conscience d’elle-même aussi.

Admirablement entourée par Léna Bréban, remarquable dans le rôle de la fille, par Manuela Beltran et Yannick Morzelle, justes et convaincants, Dominique Valadié est magnifique et saisissante. Du très grand art.

Quel personnage ! Quelle comédienne ! Quel spectacle !
22 sept. 2017
9/10
34
C’est une femme altière qui se tient sur la scène du Poche Montparnasse quand commence Au but, de l’autrichien Thomas Bernhard. Elle se tient droite dans son fauteuil, dans un intérieur cossu. Tandis qu’elle ne se lève quasiment jamais, sa fille tourne autour d’elle, en petite abeille silencieuse et affairée, préparant leurs malles pour un séjour dans la station balnéaire de Katwijk ; elle n’ouvrira la bouche que rarement pour répondre brièvement aux sarcasmes de sa mère. Car sarcasmes il y aura, durant les deux heures que dure la comédie acide de Thomas Bernhard.

Deux heures durant lesquelles cette femme critique, condamne, esquinte, stigmatise, tance tout ce qui passe à portée de ses griffes, déversant son fiel et ses griefs dans une logorrhée verbale qui semble ne jamais se tarir.

Petites rancœurs acariâtres

Tout y passe, dans cette logorrhée vomitive : le théâtre (les deux femmes ont assisté la veille à une représentation de « Sauve qui peut », et ont par ailleurs invité l’auteur à les rejoindre en villégiature), le public, la société en général, et la famille en particulier. Thomas Bernhard s’est régalé à distiller, dans ce presque monologue que constitue Au but, le portrait d’une bourgeoisie décatie qui se regarde disparaître : mariage de convenance ou d’argent, absence d’amour maternel, hypocrisies mondaines et égocentrisme étriqués, mépris mortifère pour les classes inférieures…

Monstre sacré sacrément monstrueuse

Pour incarner cette femme finalement seule, drapée dans son mépris, qui utilise sa fille comme réceptacle de ses aigreurs, Christophe Perton a fait appel à Dominique Valadié : impériale, magistrale, la comédienne, deux heures durant, sans jamais faiblir, distille son venin telle un serpent : du regard, de la voix, du corps, Dominique Valadié devient monstre d’égoïsme, mère-mante et femme aigrie. La comédienne réussit le tour de force d’hypnotiser la salle durant deux heures d’un quasi soliloque qui, loin d’être éprouvant fascine, terrasse parfois et fait rire aussi. Face à elle, Léna Bréban étonne par ses silences et ses légers sourires ambigus, aussi active que Dominique Valadié est presque clouée dans son fauteuil : un rôle difficile qu’elle assume avec calme et assurance. Yannick Morzelle (l’auteur) peine davantage à exister face au monstre Dominique Valadié dans une deuxième partie moins explosive.

Si le texte, souvent bavard, peut faire peur, il faut pourtant surmonter ses craintes : Christophe Perton l’a bien compris : ce rôle, pour ne pas devenir un pensum, ne pouvait qu’être confié à une comédienne comme Dominique Valadié : monstrueuse autant que merveilleuse, elle fascine dans une partition difficile qu’elle transforme en grande, édifiante et sidérante leçon de théâtre.
15 sept. 2017
8/10
23
Christophe Perton fait de la pièce de Thomas Bernhard, jouée au Théâtre de Poche jusqu’au 5 novembre prochain, un écrin dans lequel Dominique Valadié déploie son talent. Ce texte, qui mêle relation entre une mère et sa fille, regard sur le théâtre et critique de l’univers bourgeois, dénonce, comme souvent chez l’auteur autrichien, l’hypocrisie et la mesquinerie de la société.

La pièce débute avec une femme seule assise sur un divan qui retarde le paiement d’un obélisque sur la tombe de son mari, puis elle poursuit son monologue au sujet d’une pièce vue la veille et dont elle interroge les raisons du succès, enfin elle ordonne à sa fille de lui préparer du thé. Ces premières minutes posent d’emblée le sujet d’Au but : le dénigrement et l’adoration de la fille, du théâtre et de la bourgeoisie par la mère. Le personnage incarné par Dominique Valadié oscille en effet tout au long de la pièce entre diatribes violentes et amours éperdus. Vis-à-vis de la bourgeoisie, ses conventions, ses habitudes et ses expressions, qu’elle reconnait avoir absolument voulu intégrer en se mariant avec un homme qu’elle n’aimait pas. Vis-à-vis du théâtre, un art menteur qui ne donne à voir que les saletés des hommes, mais qui la fascine tant qu’elle a invité sur un coup de tête un auteur dramatique à succès à venir passer quelques jours de vacances chez elle. Par rapport à sa fille enfin, dont elle a fait sa bonne mais sans laquelle elle reconnait qu’elle ne pourrait pas vivre.

Cette ambivalence est incarnée à merveille par Dominique Valadié qui hésite sans cesse et avec brio entre les vestiges d’une fragilité d’enfant racontant une jeunesse pauvre, difficile et sans avenir, la force d’une femme qui s’est construite et imposée dans la violence pour préserver une certaine part d’elle-même, et la monstruosité d’une mère tyran qui réduit sa fille en esclavage. La mère se contredit ainsi en permanence, dans un besoin de tout rejeter et de tout réunir, et cache et exhibe tout à la fois sa fragilité dans une consommation excessive de cognac. C’est une femme complexe, à la fois dehors et dedans, critique d’une société dans laquelle elle est aussi pleinement partie prenante, ce qui d’ailleurs la dépasse par moment, qu’incarne Dominique Valadié. La comédienne réalise tout au long du spectacle le tour de force de « comprendre ce qu’elle joue », comme elle le dit elle-même, . Ainsi lorsqu’elle bute sur un mot, le spectateur n’a pas l’impression d’une hésitation de texte mais plutôt qu’elle poursuit le fil de la pensée de son personnage. Si toute la pièce se déploie autour d’elle, la prestation de Léna Brénan dans le rôle de la fille est également à souligner, à la fois tout en retenue et en éclats de violence.

Malheureusement, le spectacle s’épuise peu à peu après une première partie très impressionnante et pleine de tension. Tout semble avoir été dit et l’arrivé de l’auteur dramatique et le changement de lieu ne renouvellent pas le sujet. De plus, la mise en scène perd également en concentration, l’espace réduit de la scène semble trop petit pour les trois comédiens qui n’arrivent pas à y déployer leur jeu et la multiplication des déplacements, sans doute pour tenter de déjouer cette difficulté, contribue également à diluer les enjeux.
15 sept. 2017
9/10
40
Une grande bourgeoise hollandaise parle.
Sa fille et elle viennent d'assister à une pièce de théâtre intitulée « Sauve qui peut ».
La fille a adoré. La mère a détesté.
Pourtant celle-ci va inviter l'auteur en villégiature, dans la maison de Katwijk, au bord de la mère. (lapsus scriptae : de la mer ! )

Voilà.
Telle est la trame narrative de cette pièce de Thomas Bernhard, écrite en 1981. (On parle d'ailleurs souvent d'une pièce autobiographique...)

Cette pièce est composée de deux parties.
Dans la première, la plus longue, la plus dense, la plus drôle également, Bernhard, à son habitude, va user d'un très long monologue pour nous présenter cette mère.

Acariâtre, aigrie, désabusée, névrosée (le mot est bien faible...), elle déverse sa bile et son fiel sur l'humanité tout entière en général, sur son feu mari et sa fille en particulier.

Pauvre jeune fille !
Complètement sous la coupe de cette mère on ne peut plus possessive qui la dévore, l'étouffe, elle fonde de grands espoirs à l'idée de passer ces quelques jours à la mer en compagnie de l'auteur dramatique.

Durant une heure trente, Dominique Valadié, qui incarne cette mère, est purement et simplement phénoménale !

Elle m'a fait penser à deux immenses comédiennes que j'ai eu la chance de voir sur scène, et qui pouvaient proférer les pires horreurs avec le plus grand naturel, la plus grande désinvolture et la plus grande drôlerie, je veux bien entendu parler de Jacqueline Maillan et Sylvie Joly.

Ici, Melle Valadié déclenche l'hilarité générale en déversant des torrents de méchancetés, d'ignominies et autres propos outranciers.
Elle est épatante.

C'est à une sorte d'examen non seulement de conscience mais de sa vie à laquelle se livre le personnage devant nous.
La comédienne est époustouflante en matière d'effet comiques, toujours sur le fil, jamais exagérés, mais qui atteignent leur cible.

Qui vont droit au but !
Mais quel but ?

Déconstruire les habitudes de chacun, déconstruire le théâtre, déconstruire la vie courante ?
Mais pour reconstruire quoi ?
La deuxième partie nous le dire-t-elle ? Peut-être.

Nous sommes alors au bord de la mer, à Katwijk, devant le flux et le reflux.
L'auteur dramatique (Yannick Morzelle, parfait) a rejoint les deux femmes.
Et nous aussi.

Car, bizarrement, et c'est là, bien entendu, la force du théâtre de Thomas Bernhard, nous nous retrouvons dans la position initiale des personnages.

Nous voici à nous demander ce que nous faisons là, au Poche Montparnasse, et à reprendre à notre compte les questions posées lors de la première partie.

Après avoir apparemment touché son but, Bernhard renverse la vapeur et nous oblige à nous livrer à une sorte d'introspection.
A chacun de nous de savoir alors ce que nous attendons du théâtre, de la vie, des Autres.

J'ai été assez troublé de devoir aller dans cette direction, alors que rien ne présageait cette voie-là dans les premières quatre-vingt-dix minutes.

La mise de Christophe Perton, magnifiée par une somptueuse scénographie, est à cet égard très réussie.
Les personnages, et notamment la mère, sont dirigées avec une grande justesse et une grande précision.
On sent que les déplacements sont millimétrés, notamment ceux de la fille (Léna Bréban, excellente dans un rôle difficile et ingrat...), qui donnerait presque le tournis à accrocher – décrocher les effets personnels de sa mère.

Voici donc une vraie réussite.
Ce théâtre-miroir, servi par des comédiens de grand talent nous force à nous interroger et nous remettre en question, et non seulement à « subir » ce qui se déroule devant nos yeux.

Ici, malgré une apparente facilité, malgré-grâce à un humour noir et vachard, cette pièce oblige chaque spectateur à affronter sa propre réalité.

Tout est bien qui finit bien ?
Allez savoir...
11 sept. 2017
8/10
23
Un intérieur cossu, des valises et une grande malle en osier.

La fille emballe des robes, des manteaux, elle prépare le voyage qu’elle doit faire avec sa mère, et un invité de marque, l’auteur de la pièce qu’elle a adorée. Sa mère sans réfléchir, a invité le jeune auteur à les accompagner au bord de la mer.

Sa mère est présente, élégante, assise sur le divan, elle boit son thé du bout des lèvres, elle parle, parle sans cesse, et surtout inflige à sa fille, toute sa rancœur, sa méchanceté avec une voix douce, sans haine, sans cris, avec une franchise désarmante !

La fille continue de sortir les robes, les plie, n’écoute que très peu sa mère, lui obéit au doigt et à l’œil. Cette femme ne ment pas, elle raconte la vérité à sa fille, des vérités qui peuvent glacer... Partir de rien et épouser un homme fortuné, évoquer son petit garçon mort, sans émotion, sans regrets, dire à sa fille qu’elle est laide malgré un bon regard... Démolir systématiquement tout ce que sa fille aime ou dit. Lui faire entendre, qu’elle restera avec elle jusqu’à la fin. L’arrivée de l’auteur ne va rien changer, il pourra trouver là une nouvelle idée de pièce...

Dominique Valadié trouve un rôle à sa mesure, manipulatrice et castratrice, elle donne tout, Léna Bréban a une présence indéniable, Yannick Morzelle apporte le piquant qu’il faut.

La pièce dure 2 heures et on finit par s'agiter sur nos banquettes...
8,5/10
24
10 septembre, 15h, Paris

Au but… Quel est donc ce but que cherchent à atteindre les personnages de la pièce de Thomas Bernhard?
Une mère et sa fille ont coutume de partir à la mer, à Katwijk, pendant les vacances. Un fait va changer leur routine. La mère, jouée par Dominique Valadié, a invité un jeune auteur dramatique, joué par Yannick Morzelle, à venir passer quelques jours avec elles. Ce dernier a accepté sans hésiter cette invitation. Il va les faire totalement sortir de leur quotidien et les amènera à s’interroger sur le monde et l’art et, plus précisément, sur la place de l’art dans le monde. Dans quel but un artiste décide-t-il d’écrire, de peindre, de composer… ? A quoi peuvent servir le théâtre, la littérature et l’art en général si celui-ci ne provoque rien qui puisse changer le monde ? Pourquoi écrire puisque, d’après lui, tout a déjà été écrit ? Pourquoi peindre puisque, d’après lui, tout a déjà été peint ?

La mère passait son temps à découvrir de nouveaux romans, assise sur la terrasse de sa maison à Katwijk, alors que le père, mort depuis un temps indéterminé, lisait et relisait constamment La petite fille aux allumettes de Hans Christian Andersen. Peut-on voir dans cette allusion à ce conte que comme cette petite fille, la seule issue possible, pour que ces personnages cessent de souffrir, est la mort ?

Ce texte est découpé en deux parties, on pourrait même dire en deux pièces. La première étant la préparation au voyage, une routine pour ces deux femmes. La fille, jouée par Léna Bréban, fait les bagages pendant que la mère ressasse des vieilles histoires, que la fille doit probablement connaitre par cœur. La deuxième étant l’arrivée « au but » mais cette fois il y a quelque chose ou plutôt quelqu’un de nouveau, l’auteur dramatique.
Le passage de l’une à l’autre des parties est superbement mis en scène par Christophe Perton. Des rideaux entouraient la maison de ville de la mère et de la fille. Ces derniers sont ouverts par la bonne, Manuela Beltran, pour céder la place à un décor maritime. En effet, une fois les rideaux ouverts, nous pouvons découvrir une grande toile peinte en fond de scène qui représente des rochers et qui fait office de paysage maritime. Cette toile en fond de scène peut rappeler le « palais à volonté » du théâtre classique, chaque théâtre en possédait environ cinq ou six différents, qui leur permettait de situer l’action où cela était nécessaire, et le « palais à volonté » était réutilisé d’une pièce à l’autre.

D’une certaine façon, lorsque nous touchons le but (le titre de la pièce en allemand, s’il est traduit littéralement signifie « Toucher au but »), nous sommes au théâtre et les acteurs étaient eux-mêmes des acteurs sur un plateau. Comme dirait Shakespeare :

“Le monde entier est un théâtre, Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles.”