Ses critiques
87 critiques
8,5/10
« Vous les appelez comment, vous, les gens qui vivent dans la rue ? »
La lumière est encore vive dans la salle Topor du Rond-Point. Au premier rang, un bonhomme à l’air jovial prend à partie ses voisins. Les réponses fusent : « les sans-abris » , « les SDF », « les gens de la rue »… Lui les appelle tout simplement les clochards. Le type en question, un grand gaillard à la barbe de père Noël, c’est Jean-Christophe Quenon. Face à nous, parmi nous, il sera tour à tour lui-même – « comédien, marié, trois enfants, habitant à Paris du côté de Stalingrad » – et Patrick Declerck – « psychanalyste, anthropologue, philosophe, écrivain – liste non exhaustive ». Ensemble, ces deux-là nous conduisent à la rencontre des clochards, un rendez-vous surprise dont nul ne sortira indemne…
« Jésus, c’était quoi ? Un clodo ! »
Jean-Christophe Quenon alias Patrick Declerck nous fait monter dans le bus de ramassage des SDF, direction le centre d’accueil de Nanterre. On y croise des toxicos, des alcoolos, des caïds, des simples d’esprit, des hommes, des femmes… Ils ont en commun leur puanteur, leur « bronzage crado / bronzage clodo », leurs puces, leurs poux, leurs corps blessés, abîmés, mutilés, mortifiés. Ils forment ce pan d’humanité oubliée, ces spectres qu’on croise sans jamais s’attarder, qu’on ose à peine regarder. Ce peuple négligé, ignoré, abandonné, délaissé, effacé, perdu à jamais, sans que l’on sache trop dire comment ni pourquoi…
« Le clochard, c’est toujours l’autre. »
Guillaume Barbot a construit ce spectacle à partir de deux écrits de Patrick Declerck – Les Naufragés et Le Sang nouveau est arrivé – deux textes dont on imagine qu’il l’ont choqué, captivé, troublé, subjugué. Sentiments que nous éprouvons à notre tour, grâce à la force d’interprétation de Jean-Christophe Quenon. On a fort mal dormi, c’est un peu, aussi, l’histoire d’un metteur en scène fasciné par deux artistes – un auteur et un comédien. Assister à la rencontre Barbot/Declerck/Quenon, c’est assister à cette sorte de petit miracle qui se produit parfois sur les planches de théâtre.
Sans chercher à nous faire culpabiliser, le trio nous amène à réfléchir sur cette question à laquelle Patrick Declerck, au bout de 15 années – soit environ 5000 consultations – n’a pas réellement trouvé de réponse : comment offrir asile à « nos clochards » ?
La lumière est encore vive dans la salle Topor du Rond-Point. Au premier rang, un bonhomme à l’air jovial prend à partie ses voisins. Les réponses fusent : « les sans-abris » , « les SDF », « les gens de la rue »… Lui les appelle tout simplement les clochards. Le type en question, un grand gaillard à la barbe de père Noël, c’est Jean-Christophe Quenon. Face à nous, parmi nous, il sera tour à tour lui-même – « comédien, marié, trois enfants, habitant à Paris du côté de Stalingrad » – et Patrick Declerck – « psychanalyste, anthropologue, philosophe, écrivain – liste non exhaustive ». Ensemble, ces deux-là nous conduisent à la rencontre des clochards, un rendez-vous surprise dont nul ne sortira indemne…
« Jésus, c’était quoi ? Un clodo ! »
Jean-Christophe Quenon alias Patrick Declerck nous fait monter dans le bus de ramassage des SDF, direction le centre d’accueil de Nanterre. On y croise des toxicos, des alcoolos, des caïds, des simples d’esprit, des hommes, des femmes… Ils ont en commun leur puanteur, leur « bronzage crado / bronzage clodo », leurs puces, leurs poux, leurs corps blessés, abîmés, mutilés, mortifiés. Ils forment ce pan d’humanité oubliée, ces spectres qu’on croise sans jamais s’attarder, qu’on ose à peine regarder. Ce peuple négligé, ignoré, abandonné, délaissé, effacé, perdu à jamais, sans que l’on sache trop dire comment ni pourquoi…
« Le clochard, c’est toujours l’autre. »
Guillaume Barbot a construit ce spectacle à partir de deux écrits de Patrick Declerck – Les Naufragés et Le Sang nouveau est arrivé – deux textes dont on imagine qu’il l’ont choqué, captivé, troublé, subjugué. Sentiments que nous éprouvons à notre tour, grâce à la force d’interprétation de Jean-Christophe Quenon. On a fort mal dormi, c’est un peu, aussi, l’histoire d’un metteur en scène fasciné par deux artistes – un auteur et un comédien. Assister à la rencontre Barbot/Declerck/Quenon, c’est assister à cette sorte de petit miracle qui se produit parfois sur les planches de théâtre.
Sans chercher à nous faire culpabiliser, le trio nous amène à réfléchir sur cette question à laquelle Patrick Declerck, au bout de 15 années – soit environ 5000 consultations – n’a pas réellement trouvé de réponse : comment offrir asile à « nos clochards » ?
7/10
Antoine, despote « au nom du peuple et de la constitution », se fait enfermer en prison pour déjouer un complot. Au lieu d’aller jusqu’au bout du plan prévu, ses deux complices le laissent moisir en captivité, font croire à sa mort et organisent ses funérailles. Abandonné de tous, fou de douleur, le tyran redevient peu à peu un homme… Résultat : quand on vient le chercher pour reprendre les rênes de son pays, il refuse le pouvoir, lui préférant les murs d’une prison qui sera sa dernière demeure.
Sur le plateau du petit théâtre de la Colline - transformé pour l’occasion en dispositif trifrontal – Dieudonné Niangouna, alias Dido, s’adresse à Sony Labou Tansi, son illustre prédécesseur, puis au personnage de sa pièce, Antoine. Plus tard, Dariétou Keita interprète à son tour Dido, pour évoquer la rencontre entre les deux hommes : le père spirituel et l’héritier, le poète senior et le poète junior. Cela vous semble manquer de clarté ? Un peu nébuleux, voire fouillis, ce pitch ? C’est malheureusement le sentiment que l’on éprouve face à la pièce. A trop vouloir en dire, Dieudonné Niangouna perd le spectateur.
A l’image du capharnaüm qui tient lieu de décor, le spectacle est une sorte de puzzle d’une heure trente impossible à recomposer. Reste la poésie, celle de Dido, celle de Sony, celle du Congo, celle de l’Afrique…
Sur le plateau du petit théâtre de la Colline - transformé pour l’occasion en dispositif trifrontal – Dieudonné Niangouna, alias Dido, s’adresse à Sony Labou Tansi, son illustre prédécesseur, puis au personnage de sa pièce, Antoine. Plus tard, Dariétou Keita interprète à son tour Dido, pour évoquer la rencontre entre les deux hommes : le père spirituel et l’héritier, le poète senior et le poète junior. Cela vous semble manquer de clarté ? Un peu nébuleux, voire fouillis, ce pitch ? C’est malheureusement le sentiment que l’on éprouve face à la pièce. A trop vouloir en dire, Dieudonné Niangouna perd le spectateur.
A l’image du capharnaüm qui tient lieu de décor, le spectacle est une sorte de puzzle d’une heure trente impossible à recomposer. Reste la poésie, celle de Dido, celle de Sony, celle du Congo, celle de l’Afrique…
7,5/10
Dans Abigail’s party, vous ne croiserez ni Abigail ni aucun de ses invités. De la soirée d’Abigail, vous n’entendrez qu’un vague fond sonore. Car l’action se passe à côté, chez Beverly et Peter.
Ces deux-là ne semblent pas s’entendre à merveille, leur couple bat de l’aile. Est-ce sa faute à lui, qui travaille trop ? Ou bien la sienne, à elle, qui semble ne pas faire grand chose de ses journées, à part pourrir celles de son mari ? L’ambiance n’est clairement pas au beau fixe. Mais ce soir, c’est la fête : Beverly a tenu à organiser une « contre-party », histoire de lier connaissance avec ses nouveaux voisins, Angela et Antony. Susan, la mère d’Abigail, expulsée pour l’occasion de son propre foyer, sera également de la fiesta.
Très vite, un malaise s’installe. Beverly est nerveuse, un brin hystérique, agressive avec son mari. Perfection est le mot d’ordre de sa soirée. Ses invités doivent être bien installés ; il faut qu’ils aient de quoi boire, fumer, grignoter. Il faut qu’ils puissent s’amuser, danser, flirter. Elle fait attention à chacun de leurs gestes, mettant un point d’honneur à s’imposer comme l’hôtesse modèle.
Et pourtant peu à peu, l’alcool aidant, tout va déraper. Entre Susan qui vomit ses tripes aux toilettes, Antony qui disparait mystérieusement à la soirée d’Abigail, Angela qui picole bien trop pour s’apercevoir que Beverly drague ouvertement son mari, Peter qui menace son épouse avec un couteau à beurre… la soirée exemplaire tourne au fiasco.
Thierry Harcourt, l’un des metteurs en scène les plus anglophiles du moment, qui nous avait régalés avec The Servant, nous offre un spectacle pétillant, rock-and-roll, drôle et plein de noirceur à la fois. Les décors et costumes nous plongent directement dans un monde qui nous rend un peu nostalgiques, non pas des pantalons pattes d’eph, mais de l’insouciance qui régnait à l’époque des seventies.
Face au jeune couple formé par Alexie Ribes – parfaite en jeune écervelée – et Cédric Carlier – désopilant, entre flegme britannique et côté nigaud – face à une Séverine Vincent totalement désabusée, face à un Dimitri Rataud qui tarde à se rebeller, on tombe sous le charme d’une Lara Suyeux qui tient de bout en bout le rôle un peu monstrueux de Beverly. Elle éructe, minaude, se trémousse, se déhanche, elle va même jusqu’à aboyer ; cette fille-là est capable de tout. Mais qu’est ce qui fait courir Beverly ? Les toutes dernières secondes du spectacle donnent un éclairage bien différent à la soirée et au comportement de sa « gentille organisatrice ».
Alors, rendez-vous sur le dance-floor du Théâtre de Poche-Montparnasse pour une soirée détonnante !
Ces deux-là ne semblent pas s’entendre à merveille, leur couple bat de l’aile. Est-ce sa faute à lui, qui travaille trop ? Ou bien la sienne, à elle, qui semble ne pas faire grand chose de ses journées, à part pourrir celles de son mari ? L’ambiance n’est clairement pas au beau fixe. Mais ce soir, c’est la fête : Beverly a tenu à organiser une « contre-party », histoire de lier connaissance avec ses nouveaux voisins, Angela et Antony. Susan, la mère d’Abigail, expulsée pour l’occasion de son propre foyer, sera également de la fiesta.
Très vite, un malaise s’installe. Beverly est nerveuse, un brin hystérique, agressive avec son mari. Perfection est le mot d’ordre de sa soirée. Ses invités doivent être bien installés ; il faut qu’ils aient de quoi boire, fumer, grignoter. Il faut qu’ils puissent s’amuser, danser, flirter. Elle fait attention à chacun de leurs gestes, mettant un point d’honneur à s’imposer comme l’hôtesse modèle.
Et pourtant peu à peu, l’alcool aidant, tout va déraper. Entre Susan qui vomit ses tripes aux toilettes, Antony qui disparait mystérieusement à la soirée d’Abigail, Angela qui picole bien trop pour s’apercevoir que Beverly drague ouvertement son mari, Peter qui menace son épouse avec un couteau à beurre… la soirée exemplaire tourne au fiasco.
Thierry Harcourt, l’un des metteurs en scène les plus anglophiles du moment, qui nous avait régalés avec The Servant, nous offre un spectacle pétillant, rock-and-roll, drôle et plein de noirceur à la fois. Les décors et costumes nous plongent directement dans un monde qui nous rend un peu nostalgiques, non pas des pantalons pattes d’eph, mais de l’insouciance qui régnait à l’époque des seventies.
Face au jeune couple formé par Alexie Ribes – parfaite en jeune écervelée – et Cédric Carlier – désopilant, entre flegme britannique et côté nigaud – face à une Séverine Vincent totalement désabusée, face à un Dimitri Rataud qui tarde à se rebeller, on tombe sous le charme d’une Lara Suyeux qui tient de bout en bout le rôle un peu monstrueux de Beverly. Elle éructe, minaude, se trémousse, se déhanche, elle va même jusqu’à aboyer ; cette fille-là est capable de tout. Mais qu’est ce qui fait courir Beverly ? Les toutes dernières secondes du spectacle donnent un éclairage bien différent à la soirée et au comportement de sa « gentille organisatrice ».
Alors, rendez-vous sur le dance-floor du Théâtre de Poche-Montparnasse pour une soirée détonnante !
7/10
Clément Hervieu-Léger signe cette saison à la Comédie-Française une mise en scène très réussie du « Petit-Maître corrigé » de Marivaux, pièce jouée uniquement deux fois jusqu’ici !
Cette œuvre contient pourtant tous les ingrédients des comédies de caractère et de mœurs du 18ème siècle en général et de Marivaux en particulier. La passion que l’on ne veut pas avouer ni reconnaître, les oppositions sociales, l’ironie, la vérité psychologique, la fantaisie, les domestiques qui mènent le jeu et l’amour qui finit par triompher. « Le Petit-Maître », jeune parisien précieux et pédant est hostile au mariage. Rosimond doit épouser, pour obéir à sa mère, la fille d’un comte « campagnard » qu’elle lui a choisie. Il ne veut en aucun cas fâcher sa mère !
Il ne regarde même pas la jeune fille qui, elle, le trouve plutôt à son goût mais veut lui donner une leçon. Elle y parviendra, avec l’aide de Dorante, ami de Rosimond et des domestiques Marton et Fortin. Dans cette scénographie, l’action se déroule non pas dans le salon du comte mais dans un pré ! Les très beaux décors d’Eric Ruf évoquent des tableaux de Greuze et Fragonard. Les costumes d’époque sont très réussis. Tous les comédiens sont excellents, comme toujours avec l’actuelle troupe du Français. Leur humour, leur fantaisie, leur aisance contribuent à nous faire passer un moment très agréable à la (re)-découverte de ce texte de Marivaux.
Gageons que nous retournerons applaudir cette œuvre avant deux siècles d’attente… Et pourquoi pas l’année prochaine, avec une reprise de cette mise en scène ?
Cette œuvre contient pourtant tous les ingrédients des comédies de caractère et de mœurs du 18ème siècle en général et de Marivaux en particulier. La passion que l’on ne veut pas avouer ni reconnaître, les oppositions sociales, l’ironie, la vérité psychologique, la fantaisie, les domestiques qui mènent le jeu et l’amour qui finit par triompher. « Le Petit-Maître », jeune parisien précieux et pédant est hostile au mariage. Rosimond doit épouser, pour obéir à sa mère, la fille d’un comte « campagnard » qu’elle lui a choisie. Il ne veut en aucun cas fâcher sa mère !
Il ne regarde même pas la jeune fille qui, elle, le trouve plutôt à son goût mais veut lui donner une leçon. Elle y parviendra, avec l’aide de Dorante, ami de Rosimond et des domestiques Marton et Fortin. Dans cette scénographie, l’action se déroule non pas dans le salon du comte mais dans un pré ! Les très beaux décors d’Eric Ruf évoquent des tableaux de Greuze et Fragonard. Les costumes d’époque sont très réussis. Tous les comédiens sont excellents, comme toujours avec l’actuelle troupe du Français. Leur humour, leur fantaisie, leur aisance contribuent à nous faire passer un moment très agréable à la (re)-découverte de ce texte de Marivaux.
Gageons que nous retournerons applaudir cette œuvre avant deux siècles d’attente… Et pourquoi pas l’année prochaine, avec une reprise de cette mise en scène ?
8,5/10
Sarah est sourde. Pas malentendante. Sourde. Totalement sourde.
En-dehors des autres sourds de naissance, personne ne peut imaginer le monde dans lequel elle vit. « Etre sourd n’est pas le contraire d’entendre, c’est un silence rempli de bruits ». Un monde où la musique est perçue par des vibrations. Un monde dans lequel on se sent exclu des entendants, mais aussi des malentendants. « Les malentendants pensent qu’ils valent mieux que les sourds ». Jacques est persuadé que Sarah pourrait apprendre à lire sur les lèvres, et sans doute même à parler. Par conscience professionnelle pour l’élève d’abord, par amour pour celle qu’il a épousée ensuite, il revient patiemment à la charge, jour après jour.
« Toute ma vie, j’ai été la création des autres ; la première chose que j’ai pu comprendre, c’est que tout le monde devait entendre et que c’était bien. Et que moi je ne pouvais pas et que c’était mal. »
Mais Sarah ne s’en laisse pas plus compter par son mari que par sa mère : aucune raison pour elle de se soumettre à cet apprentissage. Ceux qui veulent communiquer avec elle n’ont qu’à étudier son propre jargon : celui des signes. Dans le rôle de Sarah, réfugiée dans un silence qu’elle accepte, qu’elle aime, dont elle est fière, Françoise Gillard nous livre un discours empli d’émotion, d’intensité, de bruissements d’âme. Il fallait toute la virtuosité de cette comédienne rare pour nous faire poser le premier pas dans le monde des sourds.
Face à elle, Laurent Natrella fait défiler toute la palette de son talent pour la contraindre au dialogue. Tantôt délicat et tendre, tantôt brusque et violent, toujours subtil et terriblement touchant.
Dans les parages de ces deux-là, on croise Denis et Lydia, deux autres élèves de l’institut. Malentendants, ils ont appris à lire sur les lèvres et à parler. La langue des signes est devenue pour eux un outil d’interprétation. Une sorte de pont entre le monde de Sarah et celui de Jacques.
Aux yeux de Sarah, ces deux-là sont forcément des traîtres, des vendus. Anna Cervinka et Elliot Jenicot ont « réappris » à parler. Qui ne les a jamais vus sur scène pensera qu’ils sont réellement malentendants. Certaines de leurs scènes provoquent l’hilarité, notamment lorsque l’avocate (impeccable Coraly Zahonero) s’immisce dans ce dialogue de sourds.
En 2015, la Comédie-Française avait relevé le défi de faire jouer ce texte par des entendants sur la scène du Vieux-Colombier. C’était une première. Cette saison, le Théâtre Antoine remporte un autre pari : celui d’accueillir la prestigieuse troupe dans ses murs. Célébrant ainsi une autre rencontre entre deux mondes encore bien éloignés l’un de l’autre, eux aussi…
Jusqu’à la fin du mois, direction les grands boulevards pour secouer bien haut les mains. Les sourds et malentendants applaudissent ainsi : bienvenus chez eux…
En-dehors des autres sourds de naissance, personne ne peut imaginer le monde dans lequel elle vit. « Etre sourd n’est pas le contraire d’entendre, c’est un silence rempli de bruits ». Un monde où la musique est perçue par des vibrations. Un monde dans lequel on se sent exclu des entendants, mais aussi des malentendants. « Les malentendants pensent qu’ils valent mieux que les sourds ». Jacques est persuadé que Sarah pourrait apprendre à lire sur les lèvres, et sans doute même à parler. Par conscience professionnelle pour l’élève d’abord, par amour pour celle qu’il a épousée ensuite, il revient patiemment à la charge, jour après jour.
« Toute ma vie, j’ai été la création des autres ; la première chose que j’ai pu comprendre, c’est que tout le monde devait entendre et que c’était bien. Et que moi je ne pouvais pas et que c’était mal. »
Mais Sarah ne s’en laisse pas plus compter par son mari que par sa mère : aucune raison pour elle de se soumettre à cet apprentissage. Ceux qui veulent communiquer avec elle n’ont qu’à étudier son propre jargon : celui des signes. Dans le rôle de Sarah, réfugiée dans un silence qu’elle accepte, qu’elle aime, dont elle est fière, Françoise Gillard nous livre un discours empli d’émotion, d’intensité, de bruissements d’âme. Il fallait toute la virtuosité de cette comédienne rare pour nous faire poser le premier pas dans le monde des sourds.
Face à elle, Laurent Natrella fait défiler toute la palette de son talent pour la contraindre au dialogue. Tantôt délicat et tendre, tantôt brusque et violent, toujours subtil et terriblement touchant.
Dans les parages de ces deux-là, on croise Denis et Lydia, deux autres élèves de l’institut. Malentendants, ils ont appris à lire sur les lèvres et à parler. La langue des signes est devenue pour eux un outil d’interprétation. Une sorte de pont entre le monde de Sarah et celui de Jacques.
Aux yeux de Sarah, ces deux-là sont forcément des traîtres, des vendus. Anna Cervinka et Elliot Jenicot ont « réappris » à parler. Qui ne les a jamais vus sur scène pensera qu’ils sont réellement malentendants. Certaines de leurs scènes provoquent l’hilarité, notamment lorsque l’avocate (impeccable Coraly Zahonero) s’immisce dans ce dialogue de sourds.
En 2015, la Comédie-Française avait relevé le défi de faire jouer ce texte par des entendants sur la scène du Vieux-Colombier. C’était une première. Cette saison, le Théâtre Antoine remporte un autre pari : celui d’accueillir la prestigieuse troupe dans ses murs. Célébrant ainsi une autre rencontre entre deux mondes encore bien éloignés l’un de l’autre, eux aussi…
Jusqu’à la fin du mois, direction les grands boulevards pour secouer bien haut les mains. Les sourds et malentendants applaudissent ainsi : bienvenus chez eux…