- Théâtre contemporain
- Théâtre Gérard Philipe
- Saint-Denis
King Lear Syndrome ou les malélevés
On entre par le jardin dans cette fresque, de larges fauteuils de rotin blanc, une robe de mariée, du champagne, des airs classiques.
Un vieux père marie sa fille, la benjamine des trois sœurs. Pendant la fête, il fait un malaise cérébral, tout le monde hurle ; il reprend ses esprits mais se met, tout à coup, à parler de « royaume » et de « malédiction ».
Le repas de noce est bientôt servi, les filles s’impatientent, leur père est incohérent, il exige qu’elles lui disent combien elles l’aiment. Il faudra bien rejoindre les invités, les aînées décident de s’y plier mais Cordélia, la jeune mariée, refuse. C’est à ce moment-là qu’il devient proprement fou. Les filles, déchirées entre loyauté et culpabilité, se détachent de ce père vulnérable qui tombe trop tôt entre leurs bras trop jeunes. Elles font ce qui se fait et le mettent en EHPAD.
Placer le vieux le plus fou de la littérature dans ce type d’établissement, c’est aller taillader les sols plastifiés pour s’attaquer au fond obscur des choses, des âmes, des soignants et des soignés. La cellule familiale se décompose en souvenirs et en blessures. C’est le cerveau fêlé de Lear qui ramène sur le devant de la scène des bribes éparpillées du théâtre, du XXe siècle, de la politique, comme le ressac émaillé de coquillages. Les mots de Shakespeare, de Musset, de Joan Baez, son passé de petit enfant de Bretagne, tout se mélange dans ce temps-accident. « Nous rampons vers la mort. » Il sait très bien qu’il va mourir, incandescent il ne va rien lâcher des dernières heures à vivre, il va les explorer, combattre la langue affadie, affaiblie d’aujourd’hui en retournant à pleines mains la terre des poèmes.
On assiste avec tendresse à la confusion du père, de plus en plus éloigné de la réalité à mesure qu’il s’enfonce dans la maladie. L’homme dans sa vieillesse est amené à perdre le contrôle de sa lucidité. Que sommes-nous face à la maladie d’un proche, quelle réaction auront nous ?
Est-on prêt à supporter la dégradation de nos propres parents ? Même si l’on sait que c’est inéluctable est-on suffisamment armé ? Quelles sont les fissures que cette responsabilité provoque en nous et les brouilles qu’elle amène au sein de la fratrie ?
La pièce ausculte les rapports filiaux et se moque sans complaisance des trois sœurs face à la dégénérescence de leur père.
Les émotions explosent, les rancœurs, les petitesses resurgissent, la folie est partout. La pièce part dans tous les sens tout en gardant une grande cohérence.
Ce qui est beau dans la pièce c’est cette fragilité, cette vulnérabilité des personnages qui restent malgré tous beaux et dignes. Rien n’est médiocre ni bas, s’ils sont parfois horribles et violents ils restent toujours héroïques. Les comédiens sont généreux et d’une grande justesse et la mise en scène vivante et libre.
Elsa Granat continue ses explorations sur l’identité et nous propose sa vision de l’être humain en fin de vie. Le résultat est une fable grandiose et bouleversante, un spectacle généreux et terriblement humain.