- Théâtre contemporain
- Ateliers Berthier Théâtre de l'Odéon
- Paris 17ème
Entre chien et loup

- Ateliers Berthier Théâtre de l'Odéon
- 32, boulevard Berthier
- 75017 Paris
- Porte de Clichy ( l.13, RER C)
Artiste associée à l'Odéon, la Brésilienne Christiane Jatahy travaille depuis longtemps sur le statut de l'étranger et l'accueil de l'exilé : en témoignent ses deux précédents spectacles, inspirés de l'Odyssée.
Frappée par l'évolution politique récente de son pays, elle puise cette fois-ci sa matière dans Dogville, de Lars von Trier, l'un des films les plus forts des années 2000.
Elle y a vu l'instrument idéal pour mettre à nu les racines du mal en toute communauté. À travers une libre adaptation du scénario, elle offre au public l’occasion de multiplier et d’approfondir ses points de vue en oscillant sans cesse entre présence scénique et proximité filmique. Jatahy aime faire dialoguer en direct le théâtre et le cinéma.
« Dans l’ombre et la lumière, tout sera visible : les acteurs filmés et filmant, les scènes, la musique, le montage – tout ne sera que fiction. Une fiction racontant l’histoire d’une femme brésilienne. Une femme qui s’auto-exile. Elle fuit le fascisme et sans s’en rendre compte, se jette dans ses bras, comme un être qui avance, résolu, vers son destin tragique.
Cela pourrait se passer n’importe où dans le monde. Mais c’est ici et maintenant. » Sur ce carrefour entre scène et plateau, Jatahy réunit autour de Julie Bernat, son actrice de prédilection, une distribution franco-suisse avec laquelle poser la question qui lui tient à cœur : comment rompre le cycle du pire, que faisons-nous pour réellement changer ?
Christiane Jatahy s’inspire du film de Lars von Trier pour dénoncer la montée du fascisme au Brésil et l’arrivée de l’extrême droite depuis l’élection de Jair Bolsonaro.
Bien que l’aboutissement de la pièce soit différente du film, elle suit assez fidèlement ces différentes étapes.
Le film de Lars von Trier 2003 se passe en 1930 dans une petite fille de Rocheuse à Dogville. Une quinzaine d’habitants y vivent encore dans de difficiles conditions après la fermeture de la Mine d’argent.
Tom rencontre Grace qui fuit un ennemi, Tom doit faire une conférence ayant pour sujet ‘L’acceptation des autres‘, Grace tombe à merveille.
Après quelques hésitations les villageois accueillent Grace.
Grace ne connait pas ce milieu de précarité, c’est la fille d’un riche gangster.La situation se dégrade, Grace va vivre un véritable enfer qui plus tard se retournera contre les villageois.
Le père de Grace chef des gangsters apparaitra et tous les villageois seront tués sauf le chien.
© Magali Dougados
Sur l’immense plateau de l’Odéon, des espaces épars de ci de là, une boutique de babioles, un canapé, un espace chambre, une table de mixage, un piano……Tout un univers où les comédiens circulent tranquillement.
Tom nous présente ses compagnons et nous explique que depuis quelques mois, ils réfléchissent sur l’acceptation de l’autre et de soi-même.
Grace apparait dans le public, Tom l’invite à rejoindre la petite communauté sur scène.
Les saynètes se succèdent : questionnements des uns et des autres, hésitations, acceptation d’intégrer Grace, efforts répétés de Grace pour s’intégrer, dénonciations calomnieuses de Grace par les médias, humiliations, violences, viols en direct….
La noirceur du fascisme apparait...
© Magali Dougados
La mise scène est orchestrée avec finesse ; des airs de piano joués par intermittence apportent un peu d’oxygène dans cet univers sombre et violent.
Les images vidéo tournées parfois en réel amplifient les émotions et nous chavirent.
Les comédiens Véronique Alain, Élodie Bordas,Paulo Camacho, Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur, Valerio Scamuffa et la participation de Harry Blättler Bordas jouent avec talent et justesse.
Julia Bernat dans le rôle de Grace est bouleversante.
Ce spectacle ne peut vous laisser indiffèrent.
Serait-ce maintenant, le changement, comme disait qui vous savez, avec le résultat que l’on connaît ?
Changer…
Le verbe phare qui sous-tend tout le travail de Christiane Jatahy : comment changer, comment nous changer, comment changer une histoire et peut-être et surtout comment changer le monde dans lequel nous vivons…
C’est en tout cas ce que se proposent d’expérimenter ces gens qui nous attendent sur le plateau.
Des hommes, des femmes, sous la houlette de Tom, qui s’adresse à nous.
Il a un projet, Tom : montrer à nous autres, qui sommes devant lui, que ses camarades et lui-même vont pouvoir proposer une autre fin au film Dogville, de Lars von Trier.
Une démarche que n’aurait pas reniée Pirandello...
Au fond, avec ce nouvel opus, la dramaturge brésilienne a entrepris et réussi une méta-création, à partir de cette œuvre du septième art, que, je le confesse sans autre forme de procès, je n’ai jamais vu. (Et c’est peut-être tant mieux ainsi, pour cet exercice de critique.)
Celle qui a déjà travaillé notamment à partir de Tchékhov, Homère, Jean Renoir, Strindberg, Shakespeare, continue d’approfondir les relations entre théâtre et cinéma, et sans doute réciproquement.
Elle a transposé ici de nos jours le contexte américain des années 30 du film, en examinant la situation politique de son pays d’origine, le Brésil.
Les Brésiliens, après avoir connu une dictature militaire de trente-six ans puis une période démocratique, sont en train de rejouer la même partition, à savoir retomber dans une période fascisante, avec l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro.
Comment tout ceci a-t-il été rendu possible, la montée des extrême-droites (suivez mon regard) malgré toute notre connaissance du passé, tout ceci est-il inéluctable ?
N’y a-t-il pas moyen de s’affranchir de ce passé afin de rendre le présent et surtout le futur acceptables ?
Changer…
Ces neuf personnes sur le plateau formant une communauté apparemment soudée, et après s’être toutes présentées, vont donc se livrer à une expérience concernant l’acceptation.
Celle d’une étrangère au groupe, en provenance du Brésil, recherchée et poursuivie par une milice locale. Elle cherche asile et protection.
Elle est déjà installée dans les travées du public. Elle, c’est Graça, interprétée par la comédienne alter-ego de Christiane Jatahy, Julia Bernat.
Le spectacle comportera trois grandes parties.
Dans la première, tous vont s’empresser de l’accueillir bras ouverts, pétris de bonnes intentions et de bons sentiments.
Pourtant, un malaise sourd règne. D’ailleurs, l’un des personnages ne lit-il pas Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, dans lequel un type ordinaire devenu un véritable bourreau nazi raconte de l’intérieur les horreurs générées par le fascisme ?
La fin de cette première partie est matérialisée par une véritable cène, tout près des spectateurs.
Un repas sacrificiel, dans lequel le sort de Graça sera scellé.
Un message arrive en effet sur un téléphone portable, révélant sa supposée implication dans un tragique événement dans le pays qu’elle a fui.
Fake news ? Un autre thème cher Melle Jatahy résonne fortement : la frontière entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. La vérité et le mensonge.
A partir de cette pseudo-révélation, c’est la descente aux enfers.
Adieu bons sentiments, adieu fraternité.
L’acception cède la place au rejet. L’Autre est vécu comme un étranger, une menace, un danger.
Graça devient purement et simplement une esclave de la communauté, et subit ce qu’aucune femme ne devrait subir.
L’expérience sur le changement a fait long feu…
CQFD. Hélas...
En guise d’épilogue, Graça-Christiane-Julia viendra devant nous, et nous dira de façon bouleversante, en brésilien, la situation mortifère de son pays en particulier, pour en tirer une généralité et des interrogations douloureuses.
En ce qui concerne la forme, une nouvelle fois, Christiane démontre sa virtuosité à mélanger théâtre et images filmées, restituées sur un grand écran au lointain..
Des images filmées en direct par les comédiens eux-mêmes ou préenregistrées.
Et surtout, des images montées.
Le montage a ici une énorme importance. L’un des personnages dispose d’ailleurs d’un banc de montage côté cour, avec lequel il peut mixer toutes les sources video à sa disposition.
Un méticuleux travail d’orfèvre a été réalisé en amont, et il est parfois difficile de se rendre compte si ce que nous voyons sur l’écran est la réalité du plateau ou si l’on regarde une séquence déjà filmée. Les premiers mélanges et mixages sont très troublants.
Mais où est la caméra, mais d’où sortent ces personnages qui ne sont pas sur le plateau ?
La frontière. Encore et toujours.
Une véritable chorégraphie est mise en œuvre pour que tous les plans et les scènes soient raccord, pour que les différents angles et rythmes soient respectés.
C’est véritablement un magnifique travail.
La petite troupe, emmenée par Julia Bernat, Philippe Duclos et Matthieu Sampeur, sera très applaudie lors des saluts.
Des applaudissements qui évidemment saluent également le beau travail de Christiane Jatahy.
Je vous conseille vivement ce spectacle qui mêle de façon épatante théâtre, cinéma et vidéo, au service d’une implacable et féroce démonstration.