Critiques pour l'événement Ithaque
24 mars 2018
9,5/10
192
Il m’est arrivé trois fois dans ma vie de spectatrice d’être submergée par l’émotion à en pleurer. « Ithaque » est cette 3ème fois. La raison précise de mon amour pour le théâtre tient en cela : connaître de temps à autre une émotion tirée du tréfond de soi qui vient d’on ne sait où et sort on ne sait quand.

Mais reprenons : « Ithaque », tiré de l’Odyssée d’Homère, relate l’épisode où Pénélope attend son époux Ulysse, parti depuis si longtemps que les prétendants se présentent à elle pour le remplacer sur le trône. Adapté par la metteure en scène brésilienne Christiane Jatahy aux ateliers Berthier de l’Odéon, la pièce est une expérience en soi. C’est une expérience dont l’objet est la représentation théâtrale, du théâtre immersif avec une prise de risque et de gros moyens.

Ainsi, une troupe de six jeunes acteurs, presque rocks, nous accueille et nous fait face, trinquant à « l’amour, à la fête et au futur » à coups de verre d’eau. Installés en bi-frontal et séparés par un rideau de fer, les spectateurs se retrouvent soit à Ithaque auprès de Pénélope (ou auprès des Pénélopes car elles sont trois femmes d’origine brésilienne à l’incarner) soit chez Calypsos avec « les 3 Ulysses » français. On nous offre des chips, on danse, on pleure, on boit, on dialogue. Au bout d’une petit heure nous changeons de côté pour voir l’histoire de l’autre point de vue avant que le rideau de fer ne tombe, annonçant le début de la troisième partie.

Certes, le texte n’est pas toujours très profond et les parties une et deux un peu brouillonnes et lentes mais la 3ème partie sonne le glas d’une vision qui m’a bouleversée. Car ce que nous présente Christiane Jatahy, c’est une mythologie dépouillée de sa gloire et de son éternité symbolique.

J’avais détesté son adaptation de « la Règle du jeu » de Renoir à la Comédie Française mais j’ai été happée par cette vision si actuelle d’Ithaque dans le prisme des migrants. Car cette lecture n’a de sens que pour parler du présent. Christiane Jatahy tient quelque chose dans cette mise en scène, elle touche l’intemporel par l’anachronisme. Ulysse devient le migrant tentant de traverser la mortelle Méditerranée, il est l’exilé d’aujourd’hui : « je garde la clé d’une maison qui peut-être n’existe plus » déclare le très bon Matthieu Sampeur, voix d’Ulysse. Exil, patrie, guerre, drame… J’ai compris dans un éclair de lucidité que l’évocation de l’Antique ne tenait malheureusement pas ici que du ressort dramaturgique.

Car les vraies Odyssées sont celles des migrants d’aujourd’hui. L’eau qui monte au fur et à mesure sur le plateau c’est notre humanité qui sombre. La disposition en bi-frontale dit aussi cela : toi qui est là, voyeur d’une fin de soirée triste et misérable, que fais-tu une fois quitté le navire du théâtre ? Prends-tu un seau pour écoper toute cette eau ? Ou rentres-tu chez toi pour te mettre les pieds au sec ? Se voir face à face, lumière allumée, en miroir d’autres hommes assis comme moi, intrus léthargiques d’une tragédie en cours, m’a saisi de l’intérieur.

Il faut dire que les images sont dures : le système de vidéo filmée en direct par les acteurs sur scène, braquée comme une arme, montre dans des cadres très resserrés les visages des acteurs. Défilent alors des images de souffrance, des corps maltraités par l’eau, des femmes trainées comme des torches humaines… On pense à Lampedusa. Nous sommes piégés dans un aquarium théâtral, jugés par la metteure en scène pour notre inaction inaudible.

Le rideau de fer a d’ailleurs le même effet strident que dans le Hamlet de Ostermeier. Ce rideau permet la projection d’image et des effets de bruits et de mouvements. Faut-il y voir la symbolique de la tapisserie de Pénélope ou cet élément est-il complètement passé à la trappe, trop obsolète pour cette mise en scène ? Je ne saurais dire…

Je n’ai certainement pas saisi des éléments de culture brésilienne distillés ça et là, j’ai peut-être investi dans cette mise en scène beaucoup de ma propre vision du monde. Ce que j’ai vu est peut-être partiel, surinterprété… Mais toujours est-il que j’ai pris une claque, une claque dans ma vie de citoyenne du 21ème siècle. Moi qui croyais sagement venir faire ma catharsis au théâtre, j’ai vu et j’ai été bouleversée de ressentir.

Merci !
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24 mars 2018
9/10
40
Mais que nous prépare Christiane Jatahy ? Elle aime les défis. J’entends parler de placement libre, de deux plateaux, d’échange de places…

Sur scène, on ne voit pas de caméra. Y aurait-il du changement ? Le côté pair s’installe, on entend le côté impair de l’autre côté de la salle… J’ai toujours l’impression de prendre les mauvaises décisions : au lieu de prendre le métro, je préfère prendre le velib alors que je suis déjà en retard, que je vais arriver transpirant et que je ne trouverai pas une borne disponible parce que je n’aurai toujours pas regardé le tuto pour utiliser le câble qui accroche le vélo aux autres bicyclettes… Ici c’est toujours ailleurs que c’est mieux – paye ton Besherelle – on voudrait être de l’autre côté. (d’un côté Ithaque avec Pénélope et ses prétendants, de l’autre vers Ithaque, avec Ulysse et Calypso)

Une fête, on nous parle, il y a des moments d’ennui, où il ne se passe rien, des moments de rien, mais on entend ce qu’il se passe de l’autre côté, on devine aussi qu’on nous parle d’aujourd’hui, pourquoi pas du Brésil.

Dans cette pièce, nous retrouvons les 3 Soeurs qui m’avaient tant ravi dans « What if they went in Moscow », parmi elles Julia Bernat, l’actrice fétiche de Christiane Jatahy, toujours aussi magnifique de naturel. Les prétendants français sont en deça de leurs homologues brésiliennes, même s’ils ne déméritent pas (je me sens comme un petit vieux quand je me dis qu’ils pourraient faire un effort pour élever quelque peu la voix…)

C’est la mi-temps, nous obtempérons, nous attendons notre tour pour rester dans le même ordre (deuxième rang je suis, deuxième rang je serai). On passe de l’autre côté, on repère les chocolats posés sur la table des régisseurs…

Nous sommes toujours à la limite de la vacuité (que j’aime ce mot !) dans l’action pourtant il se produit quelque chose. On entend ce qu’il se passe de l’autre côté, là où nous étions, progressivement tout prend sens. On se prend à se demander : « Mais ce que je vois, ce que j’entends, ils le refont ou c’est une nouvelle pièce ? » On comprend mieux les tenants et les aboutissants : « Mais attends, y avait de l’eau tout à l’heure qui envahissait le plateau ? Où sommes-nous ? »

Parce que tout est identique mais surtout tout est différent. Je ne dévoilerai pas la suite, car c’est la meilleure partie, sauf que tout le monde est investi au niveau du jeu et de la technique et que c’est passionnant.

On imagine et on admire le parcours des comédiens, passant d’une histoire à une autre, gérant les accessoires, la partie filmée. Les histoires, les paroles s’imbriquent, rien n’a été laissé au hasard. On voit le fil qui relie tous les spectacles de Christiane Jatahy, en tout cas ceux qu’on a vus : Julia (découverte de Julia Bernat et du dispositif théâtre/vidéo), What if they went in Moscow (public en bifrontal, voir deux fois la même histoire mais pas la même histoire), A Floresta que anda (performance au milieu du public), La règle du jeu (un vrai petit film, ces moments de fête et de désoeuvrement, Ithaque (tout ça à la fois et bien plus encore).

Mais que va faire Christiane Jatahy ? Continuité, évolution (slogan politique)

Ithaque n’emporte pas immédiatement l’adhésion, mais s’insinue en nous, le temps fait son travail, on aime de plus en plus.
23 mars 2018
9,5/10
42
J’ai découvert Christian Jatahy dans sa première mise en scène à la Comédie-Française. C’est peut-être grâce à ça que j’ai pu apprécier pleinement le spectacle, ce soir. Parce que, quelque part, je savais que j’allais voir quelque chose de très spécial, quelque chose qui sortait de mes habitudes théâtrales. Mais connaissant déjà un peu son travail, je savais aussi que je pouvais faire confiance. Face à ce spectacle déroutant, mon passé avec la metteuse en scène m’a ainsi permis de lâcher prise et de vivre à nouveau une expérience forte, unique, extraordinaire.

Chers puristes, lâchez vos armes. Reconnaissez à Christiane Jatahy que, contrairement à d’autres, elle ne reprend pas simplement un titre en ajoutant un « d’après » qui lui confère tous les droits. Honnête jusqu’au bout, le titre était clair : Ithaque, notre Odyssée. Notre Odyssée. Peu d’Homère dans ce spectacle, prétexte aux premières parties qui verront s’opposer d’une part Calypsos et Ulysse, la veille du départ de ce dernier, et de l’autre Pénélope et ses prétendants, les affrontant vaillamment un à un dans l’éternelle attente du retour de son époux. Deux points de vue présentés sur une scène bifrontale séparée en deux, chaque histoire étant proposée à une partie du public à la fois – ce dernier étant invité à changer de place au tiers du spectacle.

Ô désagréable impression ! Moi qui ai toujours prôné un théâtre de texte, voilà que je me retrouve devant une scène presque vide textuellement et bien obligée de me rendre à l’évidence : je ne m’y ennuie pas. Les peu de mots qui sont jetés, crachés – car tout ici est nécessaire et douloureux – évoquent mon quotidien de manière brutale, et peu à peu prennent une grandeur inattendue pour révéler le monde. Au-delà des mots, Jatahy parvient à nous saisir en créant une atmosphère, un monde en mutation où quelque chose se passe constamment et qui répète, inlassablement, la grande tragédie des hommes.

Ce n’est que mon 2e spectacle de la metteuse en scène mais j’ai l’impression que sa patte y est perceptible. Déjà dans La Règle du Jeu, la caméra était utilisée de manière agressive, arrivant pour la première fois sur scène avec beaucoup de violence. Ici, on franchit une nouvelle barrière. Cette fois, la caméra est une arme et se confond parfois, tant symboliquement que matériellement, avec un véritable fusil.

De plus, j’ai parlé à l’instant du texte, qui ne semble pas représenter chez Jatahy la sève de son travail. Le texte, peut-être pas. Les mots, en revanche, continuent d’avoir une grande importance. S’ils ne passent pas par des partitions importantes chez les comédiens, ils sont quand même très présents à travers les musiques diffusées tout au long du spectacle. Comment ne pas avoir le coeur serré en écoutant Barbara entonner les premières notes de Dis, quand reviendras-tu ? On sent – peut-être est-ce dû à son point de vue de brésilienne en France ? – que les sonorités l’interpellent au moins autant que le sens des mots. Et quel bonheur pour d’entendre tantôt ce français que je comprends, tantôt ce brésilien que je chérie. L’alternance des langues est encore une belle réussite, et l’utilisation du portugais, si chanté, lors de scènes de crises a quelque chose de désorientant.

Mon mot pour les comédiens sera rapide, mais il n’en sera pas moins admiratif : un grand bravo s’impose. Pour parvenir à nous maintenir ainsi fascinés par une action à peine perceptible, il faut une sacrée aura. Possédés par leur rôle, ils se donnent corps et âme et ne se contentent pas de figurer la violence : ils la vivent devant nous, spectateurs impuissants.

La grande réussite de ce spectacle réside dans une scénographie hors du commun. D’une beauté et d’une intelligence impressionnantes, et qui déploiera peu à peu toute sa puissance évocatrice, c’est bien cette occupation particulière de l’espace qui donne une âme à ce spectacle. Tout ce qui, au début, pouvait étonner, fait sens petit à petit, et même le changement de place questionne la docilité du spectateur face à cet élément perturbateur.

Et l’eau. L’eau qui monte et qu’on n’avait pas forcément vue venir. L’eau qui sépare les époux tout d’abord, l’eau qui empêche de retrouver son foyer, l’eau qui crée ces deux rives de spectateurs aux points de vue différents. L’eau qui me menace, moi qui suis au premier rang, et me rend si vulnérable. L’eau dans laquelle les corps évoqueront une détestable actualité. L’eau dans laquelle se traînent les personnages, noyés, poussés, entraînés, et loin de laquelle on voudrait s’enfuir.

En définitive : quelle soirée ! Je serai passée par de nombreux états. Au sortir, ma curiosité reste entière : sur ce que j’ai vu, sur ce qui viendra après. Voilà un spectacle qui gagne à la revoyure, car Jatahy a l’art de disséminer des clés partout sur sa scène, et qui ne sont pas forcément accessibles tout de suite. Et je pourrai allonger et allonger encore cette critique, tant ce spectacle a soulevé de réflexions en moi, autant sur les sujets qu’il évoque que sur mon rapport au théâtre. J’avais dit qu’il y aurait un avant et un après La Règle du Jeu : je suis bien dans l’après. Et heureuse d’y être.