Ses critiques
1005 critiques
9,5/10
La prime était presque parfaite !
Bienvenue en Nottie septentrionale, ce pays (apparemment) « dystopique » et parfait, où un étrange contrat social règne.
Accueillir chez soi un migrant vous rapporte une prime.
Une autre prime vous est versée si le migrant en question se suicide.
(Je précise à toutes fins utiles que ces deux primes sont défiscalisées…)
Mais attention, hein ! Dans ce pays-là, « on ne pousse pas les gens par la fenêtre. On les incite – nuance ! »
Pierre Notte poursuit pour notre plus grand bonheur son implacable travail d’auscultation de nos sociétés plus modernes les unes que les autres.
Ici, il va questionner ce qui se passe entre le versement des deux primes énoncées ci-dessus.
Et surtout, surtout, il va nous tendre un impitoyable miroir.
Celui de nos hontes et de nos lâchetés ordinaires, envers ces hommes et ces femmes qui ont tout quitté, pays, famille, proches, afin de tenter de trouver un ailleurs meilleur.
La honte de l’inertie, de l’impuissance, des bons sentiments aussi.
La lâcheté de nos excuses et de nos justifications.
La migration, oui, mais à condition qu’elle ne nous dérange pas, et surtout qu’elle se fonde dans notre moule de nantis occidentaux, qu’elle ne bouscule ni notre confort personnel, ni notre égoïsme, individuel ou collectif.
Le dramaturge l’avoue : cette pièce ce sera sa honte, également, cette d’où est partie l’écriture de la pièce. Notte est lucide. Plus que jamais.
Notte, celui qui appuie là où ça fait mal !
C’est un plateau magnifique qui nous attend, dans la salle Jean Tardieu du Rond-Point.
Une scène habillée d’une douce lumière parme, sans décor, avec matérialisés au sol grâce à un large gaffer différents espaces que nous apprendrons à identifier.
Et un tabouret.
Pas un tabouret de prolo. Non.
Un tabouret de piano, tout noir.
Nous allons faire la connaissance de trois personnages ô combien hauts en couleur.
Un migrant. Celle qui "l’accueille". Et une étrange médiatrice.
Durant une heure et demi, ces trois personnages, qui vont se livrer à une véritable guerre de tous les instants, ces trois personnages vont provoquer notre hilarité.
Même si parfois, souvent, l’humour noir, très noir, de la pièce nous fait rire bien jaune.
Une guerre des mots, une guérilla des propos, un conflit des situations, .
Trois magnifiques comédiens vont nous dire les mots de l’auteur-metteur en scène.
Ce trio infernal ne va pas ménager sa peine pour incarner les protagonistes de cette joute verbale tripartite, qui confine parfois au plus jubilatoire des surréalismes.
Trois comédiens-danseurs, également, qui esquissent chacun à sa façon des pas et des figures chorégraphiques épatantes.
Nous comprendrons, nous verrons pourquoi la danse et la musique ont une si grande importance.
Muriel Gaudin, qu’on peut désormais qualifier de comédienne assidue, voire fétiche du dramaturge, Muriel Gaudin incarne de façon formidable cette bourgeoise obligée d’accueillir sous son toit cet exilé involontaire.
Sa composition d’une horrible mégère, rêche, mauvaise, méchante, raciste par petites touches plus ou moins assumées, sa composition est lumineuse.
De da voix de mezzo, elle nous régale dans ses envolées de colère ou de désespoir.
Dans l’autre coin du ring, Clyde Yeguete est épatant lui aussi en migrant « confiné » dans cet appartement.
Lui aussi nous fait beaucoup rire, notamment parce que le personnage parle un Français irréprochable, n’hésitant pas à reprendre à chaque fois qu’il le peut celle qui « l’héberge ».
Ses imparfaits du subjonctifs sont jouissifs.
Et puis, il y a Silvie (deux i) Laguna (comme la voiture)…
L’hilarante Silvie Laguna qui interprète le rôle de la modératrice de ce couple improbable.
Oui, hilarante. Vraiment.
Pince sans rire, austère, empêtrée dans ses tentatives de médiation qui ne sont en fait que des conseils pour arriver au pire, irrésistible dans sa tentative d’histoire drôle dans le désert, elle est véritablement formidable.
Elle fait même rire Muriel Gaudin, qui forcément connaît pourtant la pièce, lorsque celle-ci la regarde attentivement, assise à cour hors du plateau, attendant d’y revenir.
Pierre Notte (qui signe également la musique de la pièce au moyen de trois nappes de cordes synthétiques), Pierre Notte dirige ces trois-là avec une grande précision, avec une maîtrise totale de la distance physique et verbale qui peut séparer deux, voire trois personnages.
Nous assistons à une véritable chorégraphie, qui tranche sur le propos « guerrier » général. Ce décalage est épatant.
Et la fin, me direz-vous ?
L’auteur est un optimiste invétéré, qui veut croire en ses prochaines et prochains. Et je n’en dirai pas plus.
Il faut vraiment aller voir ce brillant et ô combien intelligent spectacle !
Une pièce de Notte, quoi…
Sinon, dans le public, les amateurs de chicorée soluble se régalent !
Bienvenue en Nottie septentrionale, ce pays (apparemment) « dystopique » et parfait, où un étrange contrat social règne.
Accueillir chez soi un migrant vous rapporte une prime.
Une autre prime vous est versée si le migrant en question se suicide.
(Je précise à toutes fins utiles que ces deux primes sont défiscalisées…)
Mais attention, hein ! Dans ce pays-là, « on ne pousse pas les gens par la fenêtre. On les incite – nuance ! »
Pierre Notte poursuit pour notre plus grand bonheur son implacable travail d’auscultation de nos sociétés plus modernes les unes que les autres.
Ici, il va questionner ce qui se passe entre le versement des deux primes énoncées ci-dessus.
Et surtout, surtout, il va nous tendre un impitoyable miroir.
Celui de nos hontes et de nos lâchetés ordinaires, envers ces hommes et ces femmes qui ont tout quitté, pays, famille, proches, afin de tenter de trouver un ailleurs meilleur.
La honte de l’inertie, de l’impuissance, des bons sentiments aussi.
La lâcheté de nos excuses et de nos justifications.
La migration, oui, mais à condition qu’elle ne nous dérange pas, et surtout qu’elle se fonde dans notre moule de nantis occidentaux, qu’elle ne bouscule ni notre confort personnel, ni notre égoïsme, individuel ou collectif.
Le dramaturge l’avoue : cette pièce ce sera sa honte, également, cette d’où est partie l’écriture de la pièce. Notte est lucide. Plus que jamais.
Notte, celui qui appuie là où ça fait mal !
C’est un plateau magnifique qui nous attend, dans la salle Jean Tardieu du Rond-Point.
Une scène habillée d’une douce lumière parme, sans décor, avec matérialisés au sol grâce à un large gaffer différents espaces que nous apprendrons à identifier.
Et un tabouret.
Pas un tabouret de prolo. Non.
Un tabouret de piano, tout noir.
Nous allons faire la connaissance de trois personnages ô combien hauts en couleur.
Un migrant. Celle qui "l’accueille". Et une étrange médiatrice.
Durant une heure et demi, ces trois personnages, qui vont se livrer à une véritable guerre de tous les instants, ces trois personnages vont provoquer notre hilarité.
Même si parfois, souvent, l’humour noir, très noir, de la pièce nous fait rire bien jaune.
Une guerre des mots, une guérilla des propos, un conflit des situations, .
Trois magnifiques comédiens vont nous dire les mots de l’auteur-metteur en scène.
Ce trio infernal ne va pas ménager sa peine pour incarner les protagonistes de cette joute verbale tripartite, qui confine parfois au plus jubilatoire des surréalismes.
Trois comédiens-danseurs, également, qui esquissent chacun à sa façon des pas et des figures chorégraphiques épatantes.
Nous comprendrons, nous verrons pourquoi la danse et la musique ont une si grande importance.
Muriel Gaudin, qu’on peut désormais qualifier de comédienne assidue, voire fétiche du dramaturge, Muriel Gaudin incarne de façon formidable cette bourgeoise obligée d’accueillir sous son toit cet exilé involontaire.
Sa composition d’une horrible mégère, rêche, mauvaise, méchante, raciste par petites touches plus ou moins assumées, sa composition est lumineuse.
De da voix de mezzo, elle nous régale dans ses envolées de colère ou de désespoir.
Dans l’autre coin du ring, Clyde Yeguete est épatant lui aussi en migrant « confiné » dans cet appartement.
Lui aussi nous fait beaucoup rire, notamment parce que le personnage parle un Français irréprochable, n’hésitant pas à reprendre à chaque fois qu’il le peut celle qui « l’héberge ».
Ses imparfaits du subjonctifs sont jouissifs.
Et puis, il y a Silvie (deux i) Laguna (comme la voiture)…
L’hilarante Silvie Laguna qui interprète le rôle de la modératrice de ce couple improbable.
Oui, hilarante. Vraiment.
Pince sans rire, austère, empêtrée dans ses tentatives de médiation qui ne sont en fait que des conseils pour arriver au pire, irrésistible dans sa tentative d’histoire drôle dans le désert, elle est véritablement formidable.
Elle fait même rire Muriel Gaudin, qui forcément connaît pourtant la pièce, lorsque celle-ci la regarde attentivement, assise à cour hors du plateau, attendant d’y revenir.
Pierre Notte (qui signe également la musique de la pièce au moyen de trois nappes de cordes synthétiques), Pierre Notte dirige ces trois-là avec une grande précision, avec une maîtrise totale de la distance physique et verbale qui peut séparer deux, voire trois personnages.
Nous assistons à une véritable chorégraphie, qui tranche sur le propos « guerrier » général. Ce décalage est épatant.
Et la fin, me direz-vous ?
L’auteur est un optimiste invétéré, qui veut croire en ses prochaines et prochains. Et je n’en dirai pas plus.
Il faut vraiment aller voir ce brillant et ô combien intelligent spectacle !
Une pièce de Notte, quoi…
Sinon, dans le public, les amateurs de chicorée soluble se régalent !
10/10
Sonate en quatre mouvements pour une voix immédiatement identifiable.
Beckett. Osinski. Lavant.
Encore. Toujours. Et tant mieux !
Comme une évidence...
Un trio magnifique, un trio indispensable à la scène théâtrale.
Un trio dont les deux derniers membres sont au service inconditionnel du premier.
Si l’on évoque Samuel Beckett, il y a de fortes chances pour que l’on pense immédiatement à En attendant Godot, Oh les beaux jours !, ou encore Fin de Partie.
Jacques Osinski a eu la brillante idée de mettre en valeur quatre petits textes assez méconnus de Beckett, que leur éditeur américain qualifiait à juste titre d’« unabandoned works », des textes non-abandonnés.
Cachés, peut être, mais pas abandonnés.
L’auteur avait d’ailleurs tenu à ce que ces courts écrits soient publiés.
Le metteur en scène a donc choisi L’image, Au loin, Un oiseau et Plafond, qui ont ceci de commun de nous plonger dans la tête beckettienne et de nous faire partager cette idée de recherche de la Vérité.
Avec un grand V.
Cette vérité qui a tant de mal à cohabiter dans le crâne avec l’Imagination.
Avec un grand I.
Instants d’une vie, images précises racontées grâce à une phrase qui s’étend sur plus de dix pages dans le cadre du premier texte, moments fugaces qu’il faut fixer et reconstituer pour ne pas oublier, souvenirs de moments heureux, parfaits, sublimés.
Les mots servent à dire, décrire, mais ces mots ne peuvent s’empêcher d’être dérisoires au regard de cette Vérité-là.
Jacques Osinski va surtout être ici un chef d’orchestre, qui va diriger cette sonate pour une voix en quatre mouvements.
Et quelle voix !
Cette voix rocailleuse qui vous cueille dès les premiers mots, qui vous hypnotise et vous envoûte dès les premiers mots.
© Photo Pierre GROSBOIS
Le noir tombe sur le Paradis, cette salle du deuxième étage du Lucernaire.
Noir intégral. Pendant une bonne minute. C’est long, une minute de noir total.
Un projecteur s’allume très faiblement, à 10-15 % de sa puissance maximale.
Il est là.
Planté devant nous. Arrivé on ne sait d’où. Le cheveu un peu hirsute, comme à l’accoutumée.
Les mains rivées le long du corps, immobile, ce qui nous rappelle quelque chose…
Denis Lavant. L’Immense. Le seul. L’Unique.
A jardin, une servante. Aucun décor. Pourquoi faire, avec M. Lavant ?
Ses premières impressions en lisant ces quatre textes, l’ont renvoyé à des haïkus japonais.
D’un débit plutôt lent, il va nous dire les mots de l’auteur.
Nous allons assister à une véritable pièce de musique.
Le tempo : largo. Entre 40 et 60 à la noire.
Les phrases de Beckett, ce seront dans la bouche du comédien des traits mélodiques, avec des inflexions, des volutes, des arpèges, des triolets, toute une panoplie de figures mélodiques prononcées avec une magnifique précision, une subtile délicatesse et la plus grande des intensités.
Et puis cette partition comporte également des silences.
Des soupirs, des demi-soupirs, des demi-pauses parfois, qui sont tout aussi importants que les notes…
C’est une véritable bonheur que d’écouter ce que nous dit Denis Lavant, et la façon dont il nous le dit stupéfait et enchante une nouvelle fois le public.
Les quatre textes seront interprétés à des endroits du plateau, avec une source différente de lumière, et une position différente du comédien.
Je vous laisse évidemment découvrir la précision des déplacements et de la mise en scène, mais je tiens à saluer le magnifique et presque austère travail des lumières, que l’on doit à Catherine Verheyde.
Nous allons sourire également.
Dans ces écrits, Beckett se laisse parfois aller à un début de grivoiserie.
(J’en profite pour informer les Editions de Minuit que dans le le petit ouvrage L’image, à la page 16, le mot « bitte » ne doit prendre qu’un seul « t ». Il s’agit de celle d’un chien, pas de celle du port d’amarrage...
Ai-je besoin de développer pour les lecteurs mâles l’infaillible moyen mnémotechnique pour se rappeler combien de « t » prend ce mot ? )
Au final, cette heure est tout simplement merveilleuse et fascinante.
Une nouvelle fois, Denis Lavant fait plus que nous dire durant une heure du Beckett.
Le comédien fait véritablement siens les mots de l’auteur, nous procurant cette troublante impression qu’on ne pourrait pas les dire autrement.
Une magistrale leçon. Encore une fois.
Ne manquez sous aucun prétexte ces retrouvailles entre les trois membres de ce trio.
Beckett. Osinski. Lavant.
Beckett. Osinski. Lavant.
Encore. Toujours. Et tant mieux !
Comme une évidence...
Un trio magnifique, un trio indispensable à la scène théâtrale.
Un trio dont les deux derniers membres sont au service inconditionnel du premier.
Si l’on évoque Samuel Beckett, il y a de fortes chances pour que l’on pense immédiatement à En attendant Godot, Oh les beaux jours !, ou encore Fin de Partie.
Jacques Osinski a eu la brillante idée de mettre en valeur quatre petits textes assez méconnus de Beckett, que leur éditeur américain qualifiait à juste titre d’« unabandoned works », des textes non-abandonnés.
Cachés, peut être, mais pas abandonnés.
L’auteur avait d’ailleurs tenu à ce que ces courts écrits soient publiés.
Le metteur en scène a donc choisi L’image, Au loin, Un oiseau et Plafond, qui ont ceci de commun de nous plonger dans la tête beckettienne et de nous faire partager cette idée de recherche de la Vérité.
Avec un grand V.
Cette vérité qui a tant de mal à cohabiter dans le crâne avec l’Imagination.
Avec un grand I.
Instants d’une vie, images précises racontées grâce à une phrase qui s’étend sur plus de dix pages dans le cadre du premier texte, moments fugaces qu’il faut fixer et reconstituer pour ne pas oublier, souvenirs de moments heureux, parfaits, sublimés.
Les mots servent à dire, décrire, mais ces mots ne peuvent s’empêcher d’être dérisoires au regard de cette Vérité-là.
Jacques Osinski va surtout être ici un chef d’orchestre, qui va diriger cette sonate pour une voix en quatre mouvements.
Et quelle voix !
Cette voix rocailleuse qui vous cueille dès les premiers mots, qui vous hypnotise et vous envoûte dès les premiers mots.
© Photo Pierre GROSBOIS
Le noir tombe sur le Paradis, cette salle du deuxième étage du Lucernaire.
Noir intégral. Pendant une bonne minute. C’est long, une minute de noir total.
Un projecteur s’allume très faiblement, à 10-15 % de sa puissance maximale.
Il est là.
Planté devant nous. Arrivé on ne sait d’où. Le cheveu un peu hirsute, comme à l’accoutumée.
Les mains rivées le long du corps, immobile, ce qui nous rappelle quelque chose…
Denis Lavant. L’Immense. Le seul. L’Unique.
A jardin, une servante. Aucun décor. Pourquoi faire, avec M. Lavant ?
Ses premières impressions en lisant ces quatre textes, l’ont renvoyé à des haïkus japonais.
D’un débit plutôt lent, il va nous dire les mots de l’auteur.
Nous allons assister à une véritable pièce de musique.
Le tempo : largo. Entre 40 et 60 à la noire.
Les phrases de Beckett, ce seront dans la bouche du comédien des traits mélodiques, avec des inflexions, des volutes, des arpèges, des triolets, toute une panoplie de figures mélodiques prononcées avec une magnifique précision, une subtile délicatesse et la plus grande des intensités.
Et puis cette partition comporte également des silences.
Des soupirs, des demi-soupirs, des demi-pauses parfois, qui sont tout aussi importants que les notes…
C’est une véritable bonheur que d’écouter ce que nous dit Denis Lavant, et la façon dont il nous le dit stupéfait et enchante une nouvelle fois le public.
Les quatre textes seront interprétés à des endroits du plateau, avec une source différente de lumière, et une position différente du comédien.
Je vous laisse évidemment découvrir la précision des déplacements et de la mise en scène, mais je tiens à saluer le magnifique et presque austère travail des lumières, que l’on doit à Catherine Verheyde.
Nous allons sourire également.
Dans ces écrits, Beckett se laisse parfois aller à un début de grivoiserie.
(J’en profite pour informer les Editions de Minuit que dans le le petit ouvrage L’image, à la page 16, le mot « bitte » ne doit prendre qu’un seul « t ». Il s’agit de celle d’un chien, pas de celle du port d’amarrage...
Ai-je besoin de développer pour les lecteurs mâles l’infaillible moyen mnémotechnique pour se rappeler combien de « t » prend ce mot ? )
Au final, cette heure est tout simplement merveilleuse et fascinante.
Une nouvelle fois, Denis Lavant fait plus que nous dire durant une heure du Beckett.
Le comédien fait véritablement siens les mots de l’auteur, nous procurant cette troublante impression qu’on ne pourrait pas les dire autrement.
Une magistrale leçon. Encore une fois.
Ne manquez sous aucun prétexte ces retrouvailles entre les trois membres de ce trio.
Beckett. Osinski. Lavant.
5,5/10
Serf, serf, affranchis-toi,
Ou le présent ne changera pas…
Oui, le changement, c’est maintenant.
Le changement, maître-mot de Tiago Rodrigues, concernant sa plus que déconcertante et déroutante Cérisaie.
Une version qui m’a fait me poser nombre de questions parmi lesquelles les trois suivantes...
Pourquoi Tiago Rodrigues essaye-t-il de nous faire rire avec des artifices totalement gratuits, comme dans cette scène où cet acteur se plante devant nous et remonte tout à coup avec application et délectation la fermeture éclair de sa braguette ?
Qu’est-ce que ceci peut bien apporter à ce chef-d’œuvre, comme nombre d’autres situations gratuites dont sont émaillées les cent-cinquante minutes de ce spectacle ?
Pourquoi Tiago Rodrigues chahute-t-il à ce point le grand Tchekhov ?
Les grands auteurs sont faits pour être chahutés. La n’est pas le problème.
En revanche, encore faut-il que ce chahut-là respecte le propos du texte et les intentions de l’auteur en question.
Le futur patron du festival d’Avignon prend beaucoup trop de libertés par rapport aux intentions du grand Anton.
Oui, la Cerisaie est une comédie. Certes. Mais c’est avec ce qu’a écrit et voulu Tchekhov que nous devons rire. Et seulement ce qu’il a écrit et voulu.
Pourquoi, une nouvelle fois, Isabelle Huppert semble-t-elle être livrée à elle-même, minaudant, poussant des petits cris, des petits rires, trépignant, paraissant même ivre par moments ? (C’est vraiment ce que j’ai ressenti…)
Heureusement, les quelques minutes des deux heures trente que dure la pièce où Marcel Bozonnet intervient, ces quelques minutes-là sont merveilleuses.
L’ancien patron de la Comédie Française campe un bouleversant Firs.
Il faut noter également la jolie scénographie de Fernando Ribero, avec des arbres métalliques dont les fruits sont non pas des cerises, mais de magnifiques lustres tous différents les uns des autres.
Ou le présent ne changera pas…
Oui, le changement, c’est maintenant.
Le changement, maître-mot de Tiago Rodrigues, concernant sa plus que déconcertante et déroutante Cérisaie.
Une version qui m’a fait me poser nombre de questions parmi lesquelles les trois suivantes...
Pourquoi Tiago Rodrigues essaye-t-il de nous faire rire avec des artifices totalement gratuits, comme dans cette scène où cet acteur se plante devant nous et remonte tout à coup avec application et délectation la fermeture éclair de sa braguette ?
Qu’est-ce que ceci peut bien apporter à ce chef-d’œuvre, comme nombre d’autres situations gratuites dont sont émaillées les cent-cinquante minutes de ce spectacle ?
Pourquoi Tiago Rodrigues chahute-t-il à ce point le grand Tchekhov ?
Les grands auteurs sont faits pour être chahutés. La n’est pas le problème.
En revanche, encore faut-il que ce chahut-là respecte le propos du texte et les intentions de l’auteur en question.
Le futur patron du festival d’Avignon prend beaucoup trop de libertés par rapport aux intentions du grand Anton.
Oui, la Cerisaie est une comédie. Certes. Mais c’est avec ce qu’a écrit et voulu Tchekhov que nous devons rire. Et seulement ce qu’il a écrit et voulu.
Pourquoi, une nouvelle fois, Isabelle Huppert semble-t-elle être livrée à elle-même, minaudant, poussant des petits cris, des petits rires, trépignant, paraissant même ivre par moments ? (C’est vraiment ce que j’ai ressenti…)
Heureusement, les quelques minutes des deux heures trente que dure la pièce où Marcel Bozonnet intervient, ces quelques minutes-là sont merveilleuses.
L’ancien patron de la Comédie Française campe un bouleversant Firs.
Il faut noter également la jolie scénographie de Fernando Ribero, avec des arbres métalliques dont les fruits sont non pas des cerises, mais de magnifiques lustres tous différents les uns des autres.
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9,5/10
Vienne, multiples objets de son ressentiment !
Ressentiment ? Le mot est encore trop faible, concernant Herr Reger, critique musical autrichien de renom, qui parfois publie dans le « Times » !
Herr Reger est un « détestateur du monde », comme le qualifie Gerold Schumann, l’adaptateur et le metteur en scène très inspiré de ce roman de Thomas Bernhard.
Vous saisissez, vous appréhendez le concept de « détestateur du monde », celui qui hait le monde dans lequel il vit ?
Figurez-vous que c’est encore bien pire que ce vous pouvez imaginer dans vos pensées les plus jusqu’au-boutistes !
Depuis maintenant de nombreuses années, Reger dirige ses pas un matin sur deux vers le Musée d’art ancien de Vienne, et plus précisément dans la salle Bordone.
Et encore plus précisément, il s’assied juste devant le tableau du Tintoret « L’homme à la barbe blanche « , une toile représentant la vieillesse et la mort.
Depuis de très nombreuses années.
Là, il se livre à de virulentes attaques contre tout ce qui lui tombe sous la main.
La corruption qui règne dans le monde de l’art, l’État autrichien (surtout...), Mozart, Beethoven, Bach, Bruckner, les pédagogues qui corrompent les enfants, le Pape, l’église catholique, les politiciens, la justice, les maîtres anciens qui « enjolivent le monde », j’en passe et bien d’autres…
(Une petite parenthèse : la vision de la chose politique et surtout du pouvoir en place de Reger est d’une troublante actualité, nous autres dont notre président veut « emmerder » une partie de ses concitoyens…)
Et puis, un jour, la mécanique de fiel se dérègle. Le rituel de la diatribe est rompu.
Avec ce roman publié en Autriche en 1985, puis en 1988 en France (il recevra le Prix Médicis du livre étranger), Thomas Bernhard, dans un premier temps, nous dit sa détestation de son pays.
Toute la logorrhée de critiques dans la bouche de son héros constituent la vision apocalyptique qu’il a de son pays.
(On se souvient au passage de la fulgurante sortie de l'écrivain, lors de la remise d’un prix autrichien : « Nous Autrichiens sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt général pour la vie. » , provoquant immédiatement la sortie de la salle d’un ministre.)
Et puis surtout, cette œuvre se situe dans un moment particulier de la vie de l’écrivain.
Ce livre est celui qu’il écrit juste après la mort de son épouse.
Adaptation de ce roman pour le plateau, donc.
Gerold Schumann a eu la très judicieuse idée de mettre en scène un deuxième personnage, par le biais d’une voix off à l’accent autrichien prononcé.
Ce personnage de gardien du musée porte un regard sur le personnage principal, ses interventions permettent de mettre en lumière les contradictions, la mauvaise foi (parfois, souvent ?) de cet homme.
Cette voix off constitue en soi un véritable espace, souvent latéralisé dans les enceintes du théâtre, parfois à jardin, parfois à cour. On a l’impression du déplacement de ce gardien dans la salle.
Le parti-pris fonctionne à la perfection.
Et puis un deuxième espace.
Une banquette, devant le tableau que nous imaginons.
Sur cette banquette, François Clavier.
L’admirable François Clavier !
Tout le monde ne peut pas incarner un tel personnage !
Il faut être en possession d’une très large palette de jeu, et surtout d’une réelle capacité à faire émerger la singularité des deux parties bien différentes de la pièce.
© Photo Pascale Stih
Dans le premier de ces deux « actes », le comédien va nous faire beaucoup rire. Enormément rire, même.
Et ce, dès les premiers mots.
Il y a quelque chose de jouissif à l’entendre vitupérer, énoncer toutes les énormités proférées par son personnage.
Sans jamais esquisser le moindre sourire lui-même, plissant les yeux pour les ouvrir brusquement lors du climax de ses diatribes, il provoque immanquablement l’hilarité générale.
Le décalage entre le sérieux de son ton, de son maintien un peu rigide, de son attitude altière, presque hiératique, et les outrances énoncées, ce décalage est véritablement formidable !
Grâce à sa façon de nous dire les mots, (et particulièrement en accentuant légèrement la prononciation des noms germaniques), la satire sociale de Thomas Bernhard fait mouche à tous les coups !
Et puis, sans que nous nous y attendions, François Clavier nous dit ce qui motive son personnage, ce qui nourrit probablement son acrimonie.
Et là, nous n’en menons pas large.
Parce que la fiction rejoint évidemment la réalité du décès d’un être aimé. De la personne la plus aimée.
Le comédien m’a beaucoup ému et bouleversé.
La plus troublante des vérités est alors distillée, et nous comprenons.
Lorsque les grands yeux bleus du comédien vous fixent, je peux vous assurer qu’on n’en mène pas large, alors assaillis que nous sommes par une réelle et troublante émotion.
Ne manquez surtout pas cette version cette brillante adaptation littéraire pour la scène du roman de Thomas Bernhard.
C'est un spectacle dont la forme le dispute au fond, et réciproquement, en terme de totale réussite !
C'est une magnifique leçon de théâtre.
Ressentiment ? Le mot est encore trop faible, concernant Herr Reger, critique musical autrichien de renom, qui parfois publie dans le « Times » !
Herr Reger est un « détestateur du monde », comme le qualifie Gerold Schumann, l’adaptateur et le metteur en scène très inspiré de ce roman de Thomas Bernhard.
Vous saisissez, vous appréhendez le concept de « détestateur du monde », celui qui hait le monde dans lequel il vit ?
Figurez-vous que c’est encore bien pire que ce vous pouvez imaginer dans vos pensées les plus jusqu’au-boutistes !
Depuis maintenant de nombreuses années, Reger dirige ses pas un matin sur deux vers le Musée d’art ancien de Vienne, et plus précisément dans la salle Bordone.
Et encore plus précisément, il s’assied juste devant le tableau du Tintoret « L’homme à la barbe blanche « , une toile représentant la vieillesse et la mort.
Depuis de très nombreuses années.
Là, il se livre à de virulentes attaques contre tout ce qui lui tombe sous la main.
La corruption qui règne dans le monde de l’art, l’État autrichien (surtout...), Mozart, Beethoven, Bach, Bruckner, les pédagogues qui corrompent les enfants, le Pape, l’église catholique, les politiciens, la justice, les maîtres anciens qui « enjolivent le monde », j’en passe et bien d’autres…
(Une petite parenthèse : la vision de la chose politique et surtout du pouvoir en place de Reger est d’une troublante actualité, nous autres dont notre président veut « emmerder » une partie de ses concitoyens…)
Et puis, un jour, la mécanique de fiel se dérègle. Le rituel de la diatribe est rompu.
Avec ce roman publié en Autriche en 1985, puis en 1988 en France (il recevra le Prix Médicis du livre étranger), Thomas Bernhard, dans un premier temps, nous dit sa détestation de son pays.
Toute la logorrhée de critiques dans la bouche de son héros constituent la vision apocalyptique qu’il a de son pays.
(On se souvient au passage de la fulgurante sortie de l'écrivain, lors de la remise d’un prix autrichien : « Nous Autrichiens sommes apathiques ; nous sommes la vie en tant que désintérêt général pour la vie. » , provoquant immédiatement la sortie de la salle d’un ministre.)
Et puis surtout, cette œuvre se situe dans un moment particulier de la vie de l’écrivain.
Ce livre est celui qu’il écrit juste après la mort de son épouse.
Adaptation de ce roman pour le plateau, donc.
Gerold Schumann a eu la très judicieuse idée de mettre en scène un deuxième personnage, par le biais d’une voix off à l’accent autrichien prononcé.
Ce personnage de gardien du musée porte un regard sur le personnage principal, ses interventions permettent de mettre en lumière les contradictions, la mauvaise foi (parfois, souvent ?) de cet homme.
Cette voix off constitue en soi un véritable espace, souvent latéralisé dans les enceintes du théâtre, parfois à jardin, parfois à cour. On a l’impression du déplacement de ce gardien dans la salle.
Le parti-pris fonctionne à la perfection.
Et puis un deuxième espace.
Une banquette, devant le tableau que nous imaginons.
Sur cette banquette, François Clavier.
L’admirable François Clavier !
Tout le monde ne peut pas incarner un tel personnage !
Il faut être en possession d’une très large palette de jeu, et surtout d’une réelle capacité à faire émerger la singularité des deux parties bien différentes de la pièce.
© Photo Pascale Stih
Dans le premier de ces deux « actes », le comédien va nous faire beaucoup rire. Enormément rire, même.
Et ce, dès les premiers mots.
Il y a quelque chose de jouissif à l’entendre vitupérer, énoncer toutes les énormités proférées par son personnage.
Sans jamais esquisser le moindre sourire lui-même, plissant les yeux pour les ouvrir brusquement lors du climax de ses diatribes, il provoque immanquablement l’hilarité générale.
Le décalage entre le sérieux de son ton, de son maintien un peu rigide, de son attitude altière, presque hiératique, et les outrances énoncées, ce décalage est véritablement formidable !
Grâce à sa façon de nous dire les mots, (et particulièrement en accentuant légèrement la prononciation des noms germaniques), la satire sociale de Thomas Bernhard fait mouche à tous les coups !
Et puis, sans que nous nous y attendions, François Clavier nous dit ce qui motive son personnage, ce qui nourrit probablement son acrimonie.
Et là, nous n’en menons pas large.
Parce que la fiction rejoint évidemment la réalité du décès d’un être aimé. De la personne la plus aimée.
Le comédien m’a beaucoup ému et bouleversé.
La plus troublante des vérités est alors distillée, et nous comprenons.
Lorsque les grands yeux bleus du comédien vous fixent, je peux vous assurer qu’on n’en mène pas large, alors assaillis que nous sommes par une réelle et troublante émotion.
Ne manquez surtout pas cette version cette brillante adaptation littéraire pour la scène du roman de Thomas Bernhard.
C'est un spectacle dont la forme le dispute au fond, et réciproquement, en terme de totale réussite !
C'est une magnifique leçon de théâtre.
9,5/10
La vie. La vue. La voix.
Ou plutôt les voix.
Celles de Thierry Sabatier et de son téléphone portable doté d’une application de synthèse vocale.
Oui, Thierry est mal voyant. Très mal voyant, même.
Il se plante devant nous, sa canne blanche à la main, de chaque côté de ses deux grands rideaux noirs.
Celui de sa cécité, et celui juste derrière lui, fermant pour le moment l’espace scénique.
Il se présente, sans pathos, mais avec beaucoup de lucidité, d’humour et d'auto-dérision.
Il nous dit la singulière genèse de ce spectacle, un spectacle dont la création finale diffère de celle envisagée les dramaturges Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix.
Le responsable de cette différence entre le projet de départ et son aboutissement ?
Lui. Thierry.
Le travail de Lorraine de Sagazan est en effet en très grande partie influencé par la question de la perception de la réalité.
Le réel. Avec une question qui en découle : la fiction peut-elle réparer le réel ?
Guillaume Poix et elle se sont donc demandé, de fil en aiguille, comment l’altération d’un sens, en l’occurrence celui de la vue, comment cette altération influençait le rapport à la réalité.
Ils ont donc mené leur enquête auprès d’un groupe de spectateurs non-voyants, avec toute une batterie de questions-items.
Et puis ils ont rencontré Thierry Sabatier.
La cinquantaine. Atteint dès l'enfance d’une inexorable maladie rétinienne conduisant irrémédiablement à la perte de la vue.
Il a raconté aux deux auteurs son expérience de spectateur.
La vision d’une pièce dont il ne se souvient ni du titre, ni de l’auteur, ni du nom des personnages.
Seule, le thème d’un couple qui se déchire lui restait en mémoire.
Cette pièce a pourtant littéralement transformé sa vie personnelle, et la construction de l'Homme qu'il est devenu.
Tout le propos du spectacle donné au Théâtre de la Ville est donc de se centrer autour des souvenirs de Thierry, et de sa perception de ce à quoi il a assisté, mais qu’il n’a pas pu voir avec ses yeux.
Nous allons assister au processus de reconstruction mémorielle, à partir de réminiscences d’une pièce inconnue.
« On ignorait alors où ça nous mènerait ! », nous confiera-t-il...
Sur le plateau, en plus de Thierry, deux personnages.
Elle et Lui. Un couple.
Une mère et un père, incarnés par Chloé Olivères et Romain Cottard.
Ce couple se déchire, donc. Et pas qu’un peu.
Une très grave scène de dispute d’anthologie. A la limite du soutenable, tellement les termes utilisés sont glaçants, prononcés pour faire mal. Très mal.
La barre est placée très haute pour le prochain auteur ayant l’idée d’écrire une scène d'engueulade.
Au fur et à mesure de cette reconstitution, Thierry Sabatier, qui joue son propre rôle, nous dit pourquoi cette dispute résonne si fort en lui.
Cette dispute concerne l’enfant du couple. Un enfant qui devient aveugle.
Cette dispute, c’est celle qu’ont eu les propres parents de Thierry. Je n’en dis pas plus.
De fil en aiguille, nous comprenons.
Et l’émotion nous saisit.
Bouleversante et intense.
Chloé Olivères et Romain Cottard sont les comédiens du théâtre dans le théâtre, sous le regard personnel et attentif de Thierry, qui ne les lâche pas.
Ce sont eux qui vont « tester » ce que pense avoir vu leur camarade de jeu.
Les deux sont impressionnants.
J’ai été sidéré par leur capacité à jouer ces souvenirs, puis, dans des ruptures étonnantes et magnifiques, à s’adresser au public, afin de « débriefer » an quelque sorte tout ce que nous venons de voir.
Le travail de jeu, certes, est épatant, mais également tout ce qui concerne les regards.
Il faut absolument pour les spectateurs ne pas passer à côté de la façon qu’ont ces trois-là de se regarder, chacun avec leurs propres moyens, surtout quand ils n’ont pas de texte.
C’est une dimension essentielle de tout le travail.
Il y a là toute une vérité qui perce, comme une métaphore de cette réalité perdue qu'on tente de se remémorer.
Et puis, la dernière scène.
Que je ne peux pas vous raconter, pour vous laisser la découvrir.
Une scène d’une bouleversante intensité, de celles que l’on n’oublie pas.
Une scène qui témoigne du plus grand des réels, justement.
Ne manquez pas ce fascinant et poignant spectacle.
Vous aussi applaudirez chaleureusement et en rythme les trois comédiens, une fois les lumières plateau et salle revenues, vous aussi les rappellerez de nombreuses fois.
Ou plutôt les voix.
Celles de Thierry Sabatier et de son téléphone portable doté d’une application de synthèse vocale.
Oui, Thierry est mal voyant. Très mal voyant, même.
Il se plante devant nous, sa canne blanche à la main, de chaque côté de ses deux grands rideaux noirs.
Celui de sa cécité, et celui juste derrière lui, fermant pour le moment l’espace scénique.
Il se présente, sans pathos, mais avec beaucoup de lucidité, d’humour et d'auto-dérision.
Il nous dit la singulière genèse de ce spectacle, un spectacle dont la création finale diffère de celle envisagée les dramaturges Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix.
Le responsable de cette différence entre le projet de départ et son aboutissement ?
Lui. Thierry.
Le travail de Lorraine de Sagazan est en effet en très grande partie influencé par la question de la perception de la réalité.
Le réel. Avec une question qui en découle : la fiction peut-elle réparer le réel ?
Guillaume Poix et elle se sont donc demandé, de fil en aiguille, comment l’altération d’un sens, en l’occurrence celui de la vue, comment cette altération influençait le rapport à la réalité.
Ils ont donc mené leur enquête auprès d’un groupe de spectateurs non-voyants, avec toute une batterie de questions-items.
Et puis ils ont rencontré Thierry Sabatier.
La cinquantaine. Atteint dès l'enfance d’une inexorable maladie rétinienne conduisant irrémédiablement à la perte de la vue.
Il a raconté aux deux auteurs son expérience de spectateur.
La vision d’une pièce dont il ne se souvient ni du titre, ni de l’auteur, ni du nom des personnages.
Seule, le thème d’un couple qui se déchire lui restait en mémoire.
Cette pièce a pourtant littéralement transformé sa vie personnelle, et la construction de l'Homme qu'il est devenu.
Tout le propos du spectacle donné au Théâtre de la Ville est donc de se centrer autour des souvenirs de Thierry, et de sa perception de ce à quoi il a assisté, mais qu’il n’a pas pu voir avec ses yeux.
Nous allons assister au processus de reconstruction mémorielle, à partir de réminiscences d’une pièce inconnue.
« On ignorait alors où ça nous mènerait ! », nous confiera-t-il...
Sur le plateau, en plus de Thierry, deux personnages.
Elle et Lui. Un couple.
Une mère et un père, incarnés par Chloé Olivères et Romain Cottard.
Ce couple se déchire, donc. Et pas qu’un peu.
Une très grave scène de dispute d’anthologie. A la limite du soutenable, tellement les termes utilisés sont glaçants, prononcés pour faire mal. Très mal.
La barre est placée très haute pour le prochain auteur ayant l’idée d’écrire une scène d'engueulade.
Au fur et à mesure de cette reconstitution, Thierry Sabatier, qui joue son propre rôle, nous dit pourquoi cette dispute résonne si fort en lui.
Cette dispute concerne l’enfant du couple. Un enfant qui devient aveugle.
Cette dispute, c’est celle qu’ont eu les propres parents de Thierry. Je n’en dis pas plus.
De fil en aiguille, nous comprenons.
Et l’émotion nous saisit.
Bouleversante et intense.
Chloé Olivères et Romain Cottard sont les comédiens du théâtre dans le théâtre, sous le regard personnel et attentif de Thierry, qui ne les lâche pas.
Ce sont eux qui vont « tester » ce que pense avoir vu leur camarade de jeu.
Les deux sont impressionnants.
J’ai été sidéré par leur capacité à jouer ces souvenirs, puis, dans des ruptures étonnantes et magnifiques, à s’adresser au public, afin de « débriefer » an quelque sorte tout ce que nous venons de voir.
Le travail de jeu, certes, est épatant, mais également tout ce qui concerne les regards.
Il faut absolument pour les spectateurs ne pas passer à côté de la façon qu’ont ces trois-là de se regarder, chacun avec leurs propres moyens, surtout quand ils n’ont pas de texte.
C’est une dimension essentielle de tout le travail.
Il y a là toute une vérité qui perce, comme une métaphore de cette réalité perdue qu'on tente de se remémorer.
Et puis, la dernière scène.
Que je ne peux pas vous raconter, pour vous laisser la découvrir.
Une scène d’une bouleversante intensité, de celles que l’on n’oublie pas.
Une scène qui témoigne du plus grand des réels, justement.
Ne manquez pas ce fascinant et poignant spectacle.
Vous aussi applaudirez chaleureusement et en rythme les trois comédiens, une fois les lumières plateau et salle revenues, vous aussi les rappellerez de nombreuses fois.