Ses critiques
343 critiques
8/10
Madame Bovary a décidément la côte sur les planches. Après une version rustique au son de l’accordéon au Poche, changement radical de cap au Théâtre de la Bastille. Tiago Rodrigues, le metteur en scène portugais qui monte, réadapte en français son patchwork flaubertien sacrément bien ficelé. En entremêlant langage judiciaire, intime et artistique, le directeur du Théâtre São Luiz télescope les genres en une fusion étonnement fluide. Emma Bovary, objet polymorphe et passionnant sous bien des facettes.
Quatre paravents essaiment le plateau. Des demi-globes en verre poli y semblent incrustés. Drôle de décor quand on y pense. Bien plus explicites sont les feuilles jonchées sur le sol, comme une pluie intempestive. Il sera question ici de la littérature et de ses excès. Du fameux procès intenté en 1857 à Flaubert pour outrage aux bonnes mœurs et à la religion. Emma, adultère lascive ou jeune femme émancipée ? On comprend mieux par la suite l’usage de ces mystérieux paravents : ils matérialisent cet effet de loupe, que ne manqueront pas d’utiliser la défense ou l’accusation.
Loupe extra
Ce grossissement explique la structure brillamment enchâssée de l’affaire : on part d’un récit cadre, le procès, pour dériver vers des citations exactes comme preuves à l’appui. Porte d’accès toute trouvée pour parvenir à l’incarnation effective des personnages. Plutôt que de se contenter d’une simple adaptation, Tiago Rodrigues superpose trois strates complémentaires et imagine un spectacle total où un débat intense entre la puissance de la littérature et les bornes de la loi fait rage ; où Flaubert se confie à une amie (Louise Colet, on suppose) sur son impuissance ; où Emma succombe aux attraits du désir et de l’interdit. Ce phénomène de poupées russes invite à considérer autrement le roman culte, à le mettre en perspective avec un cadre idéologique et des réflexions métalittéraires. Toutes ces considérations nourrissent le texte flaubertien et participent d’un jeu d’interaction plein d’entrain et de vivacité. L’auteur embrasse ses personnages, les juges se bécotent, fiction et réalité s’entrecroisent dans un joyeux bordel.
Les cinq comédiens sont à la fête : Jacques Bonnaffé, David Geselson, Alma Palacios et Grégoire Monsaingeon ne savent plus où donner de la tête. Mention spéciale pour Ruth Vega-Fernandez, à tomber par terre en avocate rigide et exubérante. Elle déménage !
Tiago Rodrigues s’approprie donc le mythe d’Emma Bovary en mettant en lumière le pouvoir des mots, et par conséquent de la littérature. Ce combat mené tambour battant entre l’ordre et l’art ne manque décidément pas de sel.
Quatre paravents essaiment le plateau. Des demi-globes en verre poli y semblent incrustés. Drôle de décor quand on y pense. Bien plus explicites sont les feuilles jonchées sur le sol, comme une pluie intempestive. Il sera question ici de la littérature et de ses excès. Du fameux procès intenté en 1857 à Flaubert pour outrage aux bonnes mœurs et à la religion. Emma, adultère lascive ou jeune femme émancipée ? On comprend mieux par la suite l’usage de ces mystérieux paravents : ils matérialisent cet effet de loupe, que ne manqueront pas d’utiliser la défense ou l’accusation.
Loupe extra
Ce grossissement explique la structure brillamment enchâssée de l’affaire : on part d’un récit cadre, le procès, pour dériver vers des citations exactes comme preuves à l’appui. Porte d’accès toute trouvée pour parvenir à l’incarnation effective des personnages. Plutôt que de se contenter d’une simple adaptation, Tiago Rodrigues superpose trois strates complémentaires et imagine un spectacle total où un débat intense entre la puissance de la littérature et les bornes de la loi fait rage ; où Flaubert se confie à une amie (Louise Colet, on suppose) sur son impuissance ; où Emma succombe aux attraits du désir et de l’interdit. Ce phénomène de poupées russes invite à considérer autrement le roman culte, à le mettre en perspective avec un cadre idéologique et des réflexions métalittéraires. Toutes ces considérations nourrissent le texte flaubertien et participent d’un jeu d’interaction plein d’entrain et de vivacité. L’auteur embrasse ses personnages, les juges se bécotent, fiction et réalité s’entrecroisent dans un joyeux bordel.
Les cinq comédiens sont à la fête : Jacques Bonnaffé, David Geselson, Alma Palacios et Grégoire Monsaingeon ne savent plus où donner de la tête. Mention spéciale pour Ruth Vega-Fernandez, à tomber par terre en avocate rigide et exubérante. Elle déménage !
Tiago Rodrigues s’approprie donc le mythe d’Emma Bovary en mettant en lumière le pouvoir des mots, et par conséquent de la littérature. Ce combat mené tambour battant entre l’ordre et l’art ne manque décidément pas de sel.
2,5/10
L’affiche était alléchante : à la mise en scène, Laurent Brethome, un jeune metteur en scène bouillonnant et en vue ; à l’écriture, Clémence Weill, une jeune dramaturge auréolée du Grand Prix de littérature dramatique 2014. Pourtant, Pierre. Ciseaux. Papier. ne tient pas toutes ses promesses. Au Rond-Point, malgré une distribution au taquet, l’écriture s’embourbe dans un dispositif pseudo-existentiel et une communication trop dilatée pour éveiller l’intérêt. Rendez-vous manqué.
Lumières rouges, fauteuils pivotants, générique obsédant… Vous ne rêvez pas, « The Voice » au théâtre existe bel et bien. Trêve de plaisanterie, pas de télé-crochet ici mais un jeu de portraits fondé sur l’adéquation ou le décalage entre les a priori et la réalité. Trois cobayes sont désignés pour l’expérience : un cadre en fin de carrière, cynique et pas bien sympathique ; une saxophoniste (qui travaille en fait dans les RH) portée sur les premières phrases et un jeune philosophe souple comme un singe et maniaque des énigmes. Apparemment aucune connexion ne s’établit entre ce trio bien différencié (à part peut-être une propension à la bizarrerie).
Alignés dans leur fauteuil, ces trois zigotos ne vont jamais (ou presque) interagir directement : l’originalité et l’étrangeté de la pièce proviennent de ce système discursif étonnant en mode intériorité/extériorité. On est en face d’un « sujet/complément/interlocuteur ». Les personnages omniscients prennent en charge à tour de rôle le portait minutieux de la psyché de leur voisin. Sur le papier et au début, ce puzzle descriptif séduit et déroute. On se prend à ce jeu de chassé-croisé pointilliste et c’est plutôt rigolo. Au départ.
Perdus dans ce désert
Bien vite cependant, on se heurte à une forme de routine ennuyante : une fois passé les premiers instants de découverte, ces blocs de monologues s’enlisent dans la confusion car ils nécessitent une grande mémoire. Le principe de l’alternance morcelle la narration. Il aurait sans doute fallu tailler plus dans le vif du sujet pour ôter cette impression gênante d’écrasement. Beaucoup trop dense. Beaucoup trop d’informations pour ce Pierre. Ciseaux. Papier. Paradoxalement, en dépit de cette logorrhée, on assiste à un souci rythmique handicapant car plombé par un statisme tenace. À la fin, une dynamique tente de percer à jour par une situation communicationnelle plus « normale » (encore que…), qui invite à reconfigurer les rapports entre les trois personnages mais l’attention s’est fait la malle.
Le pauvre Laurent Brethome fait ce qu’il peut avec qu’il a sous la main. Dans une configuration simple et minimaliste très efficace, il porte l’accent sur sa direction d’acteurs. Heureusement qu’il s’est bien entouré car la soirée aurait été bien éprouvante sinon. Julie Recoing évoque la malice énigmatique de la chenille d’Alice au pays des merveilles ; le jeune Thomas Rortais est à suivre de très près en chien fou agaçant et Benoît Guibert campe à merveille le cadre fat en situation de burn-out.
En somme, on cherche encore la signification de ce Pierre. Ciseaux. Papier., trop touffu et ambitieux et qui tourne à vide. La bonne volonté de Laurent Brethome et l’allant des trois comédiens ne peuvent malheureusement pas combler une écriture prometteuse mais trop gourmande et absconse.
Lumières rouges, fauteuils pivotants, générique obsédant… Vous ne rêvez pas, « The Voice » au théâtre existe bel et bien. Trêve de plaisanterie, pas de télé-crochet ici mais un jeu de portraits fondé sur l’adéquation ou le décalage entre les a priori et la réalité. Trois cobayes sont désignés pour l’expérience : un cadre en fin de carrière, cynique et pas bien sympathique ; une saxophoniste (qui travaille en fait dans les RH) portée sur les premières phrases et un jeune philosophe souple comme un singe et maniaque des énigmes. Apparemment aucune connexion ne s’établit entre ce trio bien différencié (à part peut-être une propension à la bizarrerie).
Alignés dans leur fauteuil, ces trois zigotos ne vont jamais (ou presque) interagir directement : l’originalité et l’étrangeté de la pièce proviennent de ce système discursif étonnant en mode intériorité/extériorité. On est en face d’un « sujet/complément/interlocuteur ». Les personnages omniscients prennent en charge à tour de rôle le portait minutieux de la psyché de leur voisin. Sur le papier et au début, ce puzzle descriptif séduit et déroute. On se prend à ce jeu de chassé-croisé pointilliste et c’est plutôt rigolo. Au départ.
Perdus dans ce désert
Bien vite cependant, on se heurte à une forme de routine ennuyante : une fois passé les premiers instants de découverte, ces blocs de monologues s’enlisent dans la confusion car ils nécessitent une grande mémoire. Le principe de l’alternance morcelle la narration. Il aurait sans doute fallu tailler plus dans le vif du sujet pour ôter cette impression gênante d’écrasement. Beaucoup trop dense. Beaucoup trop d’informations pour ce Pierre. Ciseaux. Papier. Paradoxalement, en dépit de cette logorrhée, on assiste à un souci rythmique handicapant car plombé par un statisme tenace. À la fin, une dynamique tente de percer à jour par une situation communicationnelle plus « normale » (encore que…), qui invite à reconfigurer les rapports entre les trois personnages mais l’attention s’est fait la malle.
Le pauvre Laurent Brethome fait ce qu’il peut avec qu’il a sous la main. Dans une configuration simple et minimaliste très efficace, il porte l’accent sur sa direction d’acteurs. Heureusement qu’il s’est bien entouré car la soirée aurait été bien éprouvante sinon. Julie Recoing évoque la malice énigmatique de la chenille d’Alice au pays des merveilles ; le jeune Thomas Rortais est à suivre de très près en chien fou agaçant et Benoît Guibert campe à merveille le cadre fat en situation de burn-out.
En somme, on cherche encore la signification de ce Pierre. Ciseaux. Papier., trop touffu et ambitieux et qui tourne à vide. La bonne volonté de Laurent Brethome et l’allant des trois comédiens ne peuvent malheureusement pas combler une écriture prometteuse mais trop gourmande et absconse.
8/10
Dur, dur d’être une ado… Période de transition ingrate et complexe qui vous tombe sur le coin du nez sans crier gare. Bouillonnement du cerveau et des hormones. Un matériau rêvé pour la scène, à bien y réfléchir. La jeune Élise Noiraud se penche sur la question avec un seule en scène punchy et sensible, jamais mièvre. Elle croque avec énergie une sacrée brochette de portrait et nous replonge avec nostalgie dans les années 90 au son des plus gros tubes de Céline Dion… Un spectacle doux-amer à l’image de cette phase éphémère mais si cruciale dans l’accomplissement de soi.
À treize ans et demi, on est très sérieux. On a des rêves et des fantasmes plein la tête. On s’interroge sur les transformations de son corps, on veut jouer aux grands. Élise, elle, rêve de rencontrer son idole Céline Dion, alors au sommet de sa gloire. Elle en pince aussi pour Tony, le loubard du collège. Elle ne vit que pour la super boum de fin d’année. C’est la meilleure de sa classe, l’intello de service qui joue de la flûte traversière sans pour autant être vantarde. Sa maman est un brin étouffante et possessive mais elle l’adore tout de même.
Piqûre de rappel tendre et douloureuse
Bref, Pour que tu m’aimes encore séduit parce qu’il résonne en chacun d’entre nous et rappelle des souvenirs plus ou moins heureux. Mademoiselle Noiraud nous invite à manger en sa compagnie une madeleine de Proust moelleuse et dure à la fois (ha la collection de petits flacons d’eau de toilette Yves Rocher…). Une chaise et une lampe pour tout accessoire. Une dizaine de rôles ébouriffants à nous proposer : prof de sport bourrine et fleur bleue ; prof de techno en burn-out, un animateur de radio beauf. Plutôt inclassable, son solo relève à la fois du stand-up et des confidences émouvantes.
Élise Noiraud ne se ménage pas ; elle se donne à fond et on suit avec beaucoup de plaisir ce tourbillon de la vie entre grandes déceptions, joies intenses et soucis nombreux. Sa relation compliquée avec sa mère, qui traverse tout le spectacle, en est sans doute le point d’ancrage le plus passionnant. Une mère culpabilisante mais complexée ; une mère surprotectrice mais qui a besoin d’être sauvée ; une mère chiante (il faut bien le dire) mais tellement aimante. Ce lien tissé en filigrane touche profondément et amuse aussi. On se dit que les mères se ressemblent, comme les ados finalement…
La dernière image est belle : Élise silencieuse, couronne à la tête et glaive à la main. Céline en fond sonore, bien sûr. La gamine s’est transformée en femme et s’est endurcie. La métamorphose en vaut la chandelle.
À treize ans et demi, on est très sérieux. On a des rêves et des fantasmes plein la tête. On s’interroge sur les transformations de son corps, on veut jouer aux grands. Élise, elle, rêve de rencontrer son idole Céline Dion, alors au sommet de sa gloire. Elle en pince aussi pour Tony, le loubard du collège. Elle ne vit que pour la super boum de fin d’année. C’est la meilleure de sa classe, l’intello de service qui joue de la flûte traversière sans pour autant être vantarde. Sa maman est un brin étouffante et possessive mais elle l’adore tout de même.
Piqûre de rappel tendre et douloureuse
Bref, Pour que tu m’aimes encore séduit parce qu’il résonne en chacun d’entre nous et rappelle des souvenirs plus ou moins heureux. Mademoiselle Noiraud nous invite à manger en sa compagnie une madeleine de Proust moelleuse et dure à la fois (ha la collection de petits flacons d’eau de toilette Yves Rocher…). Une chaise et une lampe pour tout accessoire. Une dizaine de rôles ébouriffants à nous proposer : prof de sport bourrine et fleur bleue ; prof de techno en burn-out, un animateur de radio beauf. Plutôt inclassable, son solo relève à la fois du stand-up et des confidences émouvantes.
Élise Noiraud ne se ménage pas ; elle se donne à fond et on suit avec beaucoup de plaisir ce tourbillon de la vie entre grandes déceptions, joies intenses et soucis nombreux. Sa relation compliquée avec sa mère, qui traverse tout le spectacle, en est sans doute le point d’ancrage le plus passionnant. Une mère culpabilisante mais complexée ; une mère surprotectrice mais qui a besoin d’être sauvée ; une mère chiante (il faut bien le dire) mais tellement aimante. Ce lien tissé en filigrane touche profondément et amuse aussi. On se dit que les mères se ressemblent, comme les ados finalement…
La dernière image est belle : Élise silencieuse, couronne à la tête et glaive à la main. Céline en fond sonore, bien sûr. La gamine s’est transformée en femme et s’est endurcie. La métamorphose en vaut la chandelle.
7/10
L’une des plus belles missions du théâtre consiste à transmettre. Passer le relais aux générations suivantes. Partager sa passion et son expérience à des jeunes qui débutent sur la scène professionnelle.
Après un passage à la Cartoucherie il y a deux ans, Georges Lavaudant revient aux Bouffes du Nord présenter un patchwork textuel centré autour de Marie NDiaye. Dans Archipel Marie NDiaye, l’ancien directeur de l’Odéon fait la part belle à la jeunesse et organise un montage aussi déroutant qu’éclairant autour des leitmotivs du prix Goncourt 2009. De l’humour noir au polar en passant par le conte tragique, cette constellation littéraire dérive de l’intime vers l’universel en un claquement de doigt en révélant les failles de la famille et des liens sociaux et l’exclusion des marginaux.
On ne sait pas trop sur quel pied danser au début. À mi chemin entre Kafka et Bram Stoker, la première vignette se la joue thriller fantastique lorsque le professeur Herman se lance à la recherche de son épouse et de son fils disparu dans un petit village. Inquiétante étrangeté, fantoches, décalage comique entre les Parisiens et les Provinciaux… Bref, du bizarre dans du familier : tel semble être le credo de Marie NDiaye et cette exposition pose d’emblée les fondations d’une écriture de l’entre-deux.
Pas évident de débroussailler une production aussi touffue lorsqu’il s’agit d’en faire une adaptation sur les planches. Fasciné par l’écrivain, Lavaudant a pourtant pris beaucoup de plaisir à « rechercher des densités d’écriture différentes » : romans, poèmes, interviews… Cet aspect de bric-à-brac peut paraître totalement arbitraire voire parfois farfelu mais la relecture finale de la trajectoire adoptée permet de mieux saisir les enjeux et les motifs récurrents de NDiaye. Cette esthétique du disparate engage aussi une certaine fraîcheur, un dynamisme, une capacité d’adaptation exigeante de la part des comédiens. Bien sûr, tous les extraits choisis ne se valent pas et certains semblent plus anecdotiques que d’autres.
Drôle de cynisme
N’empêche qu’on trouve de belles pépites comme cette bourgeoise de gauche, membre du parti radical, qui s’insurge de la condition de sa domestique tout en étant consciente d’abuser de supériorité de classe. Ou bien, encore plus terrible et cynique, cette mère de famille rabrouée lors d’une réunion de parents d’élèves lorsqu’elle ose dénoncer le viol de son fils par le maître d’école. La petite communauté tolère les exactions de leur ami en échange d’une qualité d’enseignement exceptionnelle… Les trois petites interviews ancrent davantage la partition dans une réflexion méta-littéraire : sa vocation précoce à douze ans, son amour initial pour Proust et Henry James, son envie de devenir unique et de se sauver de la vie réelle par la littérature…
Les deux dernières vignettes opèrent un contraste saisissant entre les noces copieuses d’un couple mal assorti à la Bovary (ponctuées de la « Macarena » et de « La Danse des canards ») et le récit tragique de Khady Demba (Trois Femmes puissantes), qui souhaite fuir son pays et doit se résoudre à la prostitution, trahie ensuite par son amant. Fini de rire ici, les dix comédiens se transforment en chœur antique, sobre et vibrant, tout de noir vêtu et le résultat est déchirant.
Citons-les d’ailleurs tous ces jeunes pousses car elles le méritent amplement : Valérian Behar Bonnet, Elisa Benizio, Hugo Brunswick, Rosa Bursztein, Bérénice Coudy, Clovis Fouin, Kevin Garnichat, Benoît Hamon, Fannie Outeiro et Barbara Probst. Leur complicité est réelle, leur présence bien ancrée sur scène, leur talent indéniable. Naviguant sans problème sur différents registres, ils s’engagent corps et âme dans leur jeu.
Les îlots ainsi rassemblés par Lavaudant forment un archipel élastique, intriguant et noir, grotesque et cruel. L’exercice ne vas pas de soi mais le collage fonctionne puisqu’il permet d’ouvrir une brèche dans l’écriture de Marie NDiaye tout en en soulignant sa diversité de ton et de forme. On a très envie de revoir ces dix jeunes rapidement au théâtre. On espère que notre prière sera entendue.
Après un passage à la Cartoucherie il y a deux ans, Georges Lavaudant revient aux Bouffes du Nord présenter un patchwork textuel centré autour de Marie NDiaye. Dans Archipel Marie NDiaye, l’ancien directeur de l’Odéon fait la part belle à la jeunesse et organise un montage aussi déroutant qu’éclairant autour des leitmotivs du prix Goncourt 2009. De l’humour noir au polar en passant par le conte tragique, cette constellation littéraire dérive de l’intime vers l’universel en un claquement de doigt en révélant les failles de la famille et des liens sociaux et l’exclusion des marginaux.
On ne sait pas trop sur quel pied danser au début. À mi chemin entre Kafka et Bram Stoker, la première vignette se la joue thriller fantastique lorsque le professeur Herman se lance à la recherche de son épouse et de son fils disparu dans un petit village. Inquiétante étrangeté, fantoches, décalage comique entre les Parisiens et les Provinciaux… Bref, du bizarre dans du familier : tel semble être le credo de Marie NDiaye et cette exposition pose d’emblée les fondations d’une écriture de l’entre-deux.
Pas évident de débroussailler une production aussi touffue lorsqu’il s’agit d’en faire une adaptation sur les planches. Fasciné par l’écrivain, Lavaudant a pourtant pris beaucoup de plaisir à « rechercher des densités d’écriture différentes » : romans, poèmes, interviews… Cet aspect de bric-à-brac peut paraître totalement arbitraire voire parfois farfelu mais la relecture finale de la trajectoire adoptée permet de mieux saisir les enjeux et les motifs récurrents de NDiaye. Cette esthétique du disparate engage aussi une certaine fraîcheur, un dynamisme, une capacité d’adaptation exigeante de la part des comédiens. Bien sûr, tous les extraits choisis ne se valent pas et certains semblent plus anecdotiques que d’autres.
Drôle de cynisme
N’empêche qu’on trouve de belles pépites comme cette bourgeoise de gauche, membre du parti radical, qui s’insurge de la condition de sa domestique tout en étant consciente d’abuser de supériorité de classe. Ou bien, encore plus terrible et cynique, cette mère de famille rabrouée lors d’une réunion de parents d’élèves lorsqu’elle ose dénoncer le viol de son fils par le maître d’école. La petite communauté tolère les exactions de leur ami en échange d’une qualité d’enseignement exceptionnelle… Les trois petites interviews ancrent davantage la partition dans une réflexion méta-littéraire : sa vocation précoce à douze ans, son amour initial pour Proust et Henry James, son envie de devenir unique et de se sauver de la vie réelle par la littérature…
Les deux dernières vignettes opèrent un contraste saisissant entre les noces copieuses d’un couple mal assorti à la Bovary (ponctuées de la « Macarena » et de « La Danse des canards ») et le récit tragique de Khady Demba (Trois Femmes puissantes), qui souhaite fuir son pays et doit se résoudre à la prostitution, trahie ensuite par son amant. Fini de rire ici, les dix comédiens se transforment en chœur antique, sobre et vibrant, tout de noir vêtu et le résultat est déchirant.
Citons-les d’ailleurs tous ces jeunes pousses car elles le méritent amplement : Valérian Behar Bonnet, Elisa Benizio, Hugo Brunswick, Rosa Bursztein, Bérénice Coudy, Clovis Fouin, Kevin Garnichat, Benoît Hamon, Fannie Outeiro et Barbara Probst. Leur complicité est réelle, leur présence bien ancrée sur scène, leur talent indéniable. Naviguant sans problème sur différents registres, ils s’engagent corps et âme dans leur jeu.
Les îlots ainsi rassemblés par Lavaudant forment un archipel élastique, intriguant et noir, grotesque et cruel. L’exercice ne vas pas de soi mais le collage fonctionne puisqu’il permet d’ouvrir une brèche dans l’écriture de Marie NDiaye tout en en soulignant sa diversité de ton et de forme. On a très envie de revoir ces dix jeunes rapidement au théâtre. On espère que notre prière sera entendue.
7,5/10
L’histoire littéraire ne fait aucun cadeau : comment succéder au triomphe mondial de Shakespeare sur la scène théâtrale ? Ses contemporains directs ont en fait les frais, John Ford en tête. Pourtant, avec Dommage que ce soit une putain (Annabella), le dramaturge jacobéen signe une brillante tragédie grand guignol gore et excessive. Injustement tombée dans l’oubli, cette pièce sulfureuse est remise à l’honneur grâce à Frédéric Jessua. Au Théâtre de la Tempête, le metteur en scène décuple la folie de ce brûlot corrosif en s’autorisant tous les délires possibles et inimaginables. La farce absurde s’imbrique dans la pureté incestueuse avec un sens efficace du va-et-vient (malgré quelques réajustements de registres à revoir).
Annabella respire l’interdit : dans la Parme du XVIème s, Giovanni et Annabella se livrent à un amour furieusement passionnel. Seul hic, ils sont jumeaux. La décence religieuse et la morale condamnent cette union contre-nature mais quand on est jeunes et fougueux, la bienséance importe peu. À côté, Roméo et Juliette ressemblent à des enfants de chœur… Si on ajoute en outre une foule de prétendants en herbe, une amante délaissée jalouse et des domestiques comploteurs, le danger est à son comble.
Emporté par « l’énergie folle des personnages », Frédéric Jessua ne perd pas de temps et orchestre une valse sans répit entre Eros et Thanatos. La scénographie en tri-frontal accentue le côté show revendiqué de l’adaptation tout comme une mise en musique mi-rock, mi-Era (guitare et flûte traversière en tête). Pas de palais fastueux mais une immense bâche plastique noire façon sac poubelle dessine les contours d’un double niveau. C’est volontairement laid et cracra, histoire de bien souligner les vices de la société parmesane. L’un des courtisans (fantasque Harrison Arévalo) se la joue Freddie Mercury taggueur de pacotille. Le gâteau du banquet célébrant le mariage entre Annabella et Soranzo (fou furieux Thomas Matalou) est un immense fake en carton-pâte. Des machines à bulles égayent une scène intime dans une baignoire (vite transformée en cercueil…).
Liberté ludique
Ces quelques exemples donnent l’ampleur de la liberté de la mise en scène, qui ne se refuse décidément rien. Ultra ludique, elle met en valeur par contraste les moments purement amoureux, ceux où les jumeaux se dévoilent, jouissent et méditent sur le bien-fondé de leur liaison. Tatiana Spivakova et Baptiste Chabauty (déjà remarqué dans Platonov par Benjamin Porée il y a deux ans) forment un couple criant de vérité, félin et exalté. On y croit à cette histoire fusionnelle : l’assurance de la jeunesse, ses serments de fidélité et ses doutes. Les remords d’Annabella dans son monologue final se projettent dans une dimension aérienne puisque la comédienne est suspendue dans les airs, une vierge de fer menaçante autour d’elle. Simple et futé.
Saluons aussi la performance de deux révélations protéiformes : l’extraordinaire Justine Bachelet, caméléon à lunettes cynique et hilarante aussi bien en valet-confident qu’en musicienne coincée et l’épatante Elsa Grzeszczak qui endosse pas moins de trois rôles : la commère cash Putania ; la déchaînée Hippolita et le prétendant louche Grimaldi. Les deux jeunes comédiennes sont à suivre de très près.
Le grand bain de sang final, trash et tordant à force d’effets too much, résume ainsi la démarche de Frédéric Jessua : liberté et hubris ; parodie et grandiloquence ; terreur et fou rire. Miroir baroque de notre temps. Annabella est restituée ici avec la force de ses contradictions et de son instabilité. En plein dans le mille.
Annabella respire l’interdit : dans la Parme du XVIème s, Giovanni et Annabella se livrent à un amour furieusement passionnel. Seul hic, ils sont jumeaux. La décence religieuse et la morale condamnent cette union contre-nature mais quand on est jeunes et fougueux, la bienséance importe peu. À côté, Roméo et Juliette ressemblent à des enfants de chœur… Si on ajoute en outre une foule de prétendants en herbe, une amante délaissée jalouse et des domestiques comploteurs, le danger est à son comble.
Emporté par « l’énergie folle des personnages », Frédéric Jessua ne perd pas de temps et orchestre une valse sans répit entre Eros et Thanatos. La scénographie en tri-frontal accentue le côté show revendiqué de l’adaptation tout comme une mise en musique mi-rock, mi-Era (guitare et flûte traversière en tête). Pas de palais fastueux mais une immense bâche plastique noire façon sac poubelle dessine les contours d’un double niveau. C’est volontairement laid et cracra, histoire de bien souligner les vices de la société parmesane. L’un des courtisans (fantasque Harrison Arévalo) se la joue Freddie Mercury taggueur de pacotille. Le gâteau du banquet célébrant le mariage entre Annabella et Soranzo (fou furieux Thomas Matalou) est un immense fake en carton-pâte. Des machines à bulles égayent une scène intime dans une baignoire (vite transformée en cercueil…).
Liberté ludique
Ces quelques exemples donnent l’ampleur de la liberté de la mise en scène, qui ne se refuse décidément rien. Ultra ludique, elle met en valeur par contraste les moments purement amoureux, ceux où les jumeaux se dévoilent, jouissent et méditent sur le bien-fondé de leur liaison. Tatiana Spivakova et Baptiste Chabauty (déjà remarqué dans Platonov par Benjamin Porée il y a deux ans) forment un couple criant de vérité, félin et exalté. On y croit à cette histoire fusionnelle : l’assurance de la jeunesse, ses serments de fidélité et ses doutes. Les remords d’Annabella dans son monologue final se projettent dans une dimension aérienne puisque la comédienne est suspendue dans les airs, une vierge de fer menaçante autour d’elle. Simple et futé.
Saluons aussi la performance de deux révélations protéiformes : l’extraordinaire Justine Bachelet, caméléon à lunettes cynique et hilarante aussi bien en valet-confident qu’en musicienne coincée et l’épatante Elsa Grzeszczak qui endosse pas moins de trois rôles : la commère cash Putania ; la déchaînée Hippolita et le prétendant louche Grimaldi. Les deux jeunes comédiennes sont à suivre de très près.
Le grand bain de sang final, trash et tordant à force d’effets too much, résume ainsi la démarche de Frédéric Jessua : liberté et hubris ; parodie et grandiloquence ; terreur et fou rire. Miroir baroque de notre temps. Annabella est restituée ici avec la force de ses contradictions et de son instabilité. En plein dans le mille.