Ses critiques
119 critiques
9/10
Hors les murs, hors remparts et hors préjugés, la pièce chorégraphiée de Hillel Kogan est un moment de pur bonheur, de pure fraîcheur, pendant ce Festival OFF 2016. Làs de la canicule, prenez la navette et direction la patinoire où vous découvrirez la drôlatique, touchante et provocante création du chorégraphe israélien Hillel Kogan. Il y est question d’un chorégraphe (Hillel Kogan, donc) qui recherche un danseur arabe pour rétablir, à travers un spectacle de danse, le dialogue entre les religions, former une identité commune, miroir, à travers la communion des corps et des mouvements.
Nous attendions un spectacle dansé, voici un performance dansée, écrite, racontée, dans laquelle Hillel Kogan nous ravit de son discours à la fois humaniste et parodique. En chorégraphe aux idées aussi absconses que le sont ses explications, Hillel Kogan éreinte avec malice l’intellectualisation des chorégraphies, les préjugés raciaux et ethniques. Son personnage aussi loufoque que ridicule parfois, aussi touchant que naïf, est un régal. Auprès de lui Adi Boutrous est tout aussi drôle dans un registre plus retenu, ses silences et ses regards n’en sont que plus justes et parlants. Le duo fonctionne à merveille en parfaite coordination-juxtaposition des corps et des mouvements.
Au final, We love arabs est un joyeux et drôlatique plaidoyer humaniste, un régal touchant d’humanité. Y aller, autant pour le plaisir des yeux et de l’esprit que pour le thé à la menthe, le pain pita et le houmous offerts à la sortie !
Nous attendions un spectacle dansé, voici un performance dansée, écrite, racontée, dans laquelle Hillel Kogan nous ravit de son discours à la fois humaniste et parodique. En chorégraphe aux idées aussi absconses que le sont ses explications, Hillel Kogan éreinte avec malice l’intellectualisation des chorégraphies, les préjugés raciaux et ethniques. Son personnage aussi loufoque que ridicule parfois, aussi touchant que naïf, est un régal. Auprès de lui Adi Boutrous est tout aussi drôle dans un registre plus retenu, ses silences et ses regards n’en sont que plus justes et parlants. Le duo fonctionne à merveille en parfaite coordination-juxtaposition des corps et des mouvements.
Au final, We love arabs est un joyeux et drôlatique plaidoyer humaniste, un régal touchant d’humanité. Y aller, autant pour le plaisir des yeux et de l’esprit que pour le thé à la menthe, le pain pita et le houmous offerts à la sortie !
9,5/10
S’il est des spectacles qui font cruellement écho avec l’actualité, 20 November est de ceux-là. Découvert avec admiration jeudi 14, il n’en résonne que plus amèrement – et justement – aujourd’hui dans nos esprits. Mais c’est pour ça, aussi, que le théâtre existe : témoigner, dire, parfois expliquer ou tout au moins donner des pistes, pour une meilleure compréhension du monde qui nous entoure, laisser trace, agir, ouvrir et éduquer.
Le dramaturge suédois Lars Noren, inlassable explorateur des fêlures de l’âme (comme dans Bobby Ficher vit à Pasadena), s’est plongé dans l’histoire d’un jeune étudiant allemand qui en 2006 a ouvert le feu dans son ancien collège de Emstetten, tuant plusieurs personnes avant de se donner la mort. C’est Sofia Jupither, metteuse en scène suédoise, qui a présenté pendant ce Festival IN, la pièce de Lars Noren. Le dispositif scénique est austère : le jeune homme installe sa caméra à jardin. A cour, un écran de fortune fait avec un rouleau de papier, une chaise sur laquelle il a déposé son sac rempli d’armes, son manteau de cuir noir, un masque à gaz. En fond de scène l’écran projettera le visage du jeune homme qui fait face à la caméra. Pendant une heure, le jeune David Fukamachi Regnfors incarne avec une justesse et une retenue exemplaires, le futur meurtrier. Alternant les face caméra et les face public, en le regardant droit dans les yeux, il explique, raconte : les brimades, humiliations subies à l’école, le sentiment de solitude, d’isolement, le désir d’exister, enfin, à n’importe quel prix (« Vous serez de toute façon, tôt ou tard, obligés de me regarder ».)
Ce pourrait être un jeune homme comme tout le monde, comme notre voisin, notre fils, notre camarade, notre petit-ami. Il porte un pantalon, un T. Shirt à slogan « SMILE », essuie les traces de coca renversé sur le plateau. N’importe qui donc, et c’est ce qui rend encore plus fort, plus puissant le message de Lars Noren. On ne peut s’empêcher de sentir le jeune homme sensible, tourmenté, fragile. Déterminé mais humain, terriblement humain. Le public assiste, impuissant, au glacial monologue, à la violence de ses motivations parfois immatures : comprendre mais ne surtout pas juger, tel est le but de l’auteur que Sofia Jupiter illustre avec une sobriété d’autant plus percutante.
Avant de partir commettre l’innommable, David Fukamachi Regnfors fait face au public : « Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire ? » Rompant le silence de mort qui s’est installé une spectatrice ose, hésitante : « Stay with us ». Le jeune homme la regarde calmement sans répondre. Il est trop tard. L’inéluctable va se produire.
Un monologue nécessaire, d’une froideur implacable qui remue et ne laisse pas indemne.
Le dramaturge suédois Lars Noren, inlassable explorateur des fêlures de l’âme (comme dans Bobby Ficher vit à Pasadena), s’est plongé dans l’histoire d’un jeune étudiant allemand qui en 2006 a ouvert le feu dans son ancien collège de Emstetten, tuant plusieurs personnes avant de se donner la mort. C’est Sofia Jupither, metteuse en scène suédoise, qui a présenté pendant ce Festival IN, la pièce de Lars Noren. Le dispositif scénique est austère : le jeune homme installe sa caméra à jardin. A cour, un écran de fortune fait avec un rouleau de papier, une chaise sur laquelle il a déposé son sac rempli d’armes, son manteau de cuir noir, un masque à gaz. En fond de scène l’écran projettera le visage du jeune homme qui fait face à la caméra. Pendant une heure, le jeune David Fukamachi Regnfors incarne avec une justesse et une retenue exemplaires, le futur meurtrier. Alternant les face caméra et les face public, en le regardant droit dans les yeux, il explique, raconte : les brimades, humiliations subies à l’école, le sentiment de solitude, d’isolement, le désir d’exister, enfin, à n’importe quel prix (« Vous serez de toute façon, tôt ou tard, obligés de me regarder ».)
Ce pourrait être un jeune homme comme tout le monde, comme notre voisin, notre fils, notre camarade, notre petit-ami. Il porte un pantalon, un T. Shirt à slogan « SMILE », essuie les traces de coca renversé sur le plateau. N’importe qui donc, et c’est ce qui rend encore plus fort, plus puissant le message de Lars Noren. On ne peut s’empêcher de sentir le jeune homme sensible, tourmenté, fragile. Déterminé mais humain, terriblement humain. Le public assiste, impuissant, au glacial monologue, à la violence de ses motivations parfois immatures : comprendre mais ne surtout pas juger, tel est le but de l’auteur que Sofia Jupiter illustre avec une sobriété d’autant plus percutante.
Avant de partir commettre l’innommable, David Fukamachi Regnfors fait face au public : « Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire ? » Rompant le silence de mort qui s’est installé une spectatrice ose, hésitante : « Stay with us ». Le jeune homme la regarde calmement sans répondre. Il est trop tard. L’inéluctable va se produire.
Un monologue nécessaire, d’une froideur implacable qui remue et ne laisse pas indemne.
9/10
Voici ici un jeune homme transparent, qui n’a jamais dit ni oui ni non, qui n’a jamais haussé le ton, qui n’a jamais rien vécu de triste ni de joyeux, un jeune homme sans envergure, donc, simple, de ceux qu’on ne voit ni n’entend jamais. Il est employé comme agent de voyage et voit un beau jour ses fesses grossir. Doubler, puis tripler de volume, enfler, gonfler, sans s’arrêter. (« J’aimerais comprendre comment il est possible qu’ils se soient – mes slips – du jour au lendemain tous sans exception et d’un seul coup d’un seul mis à perdre une ou deux tailles – et à rétrécir au point que j’en ai pour certains et je vous le dis tout bas fait éclater l’élastique ? ») . Le jeune homme n’aura d’autre choix que de quitter son travail et sa ville pour trouver refuge auprès d’une otarie et d’un homme tronc rencontré dans un cabinet de monstruosités.
Burlesque, cocasse, pleine de poésie, la dernière fable de Pierre Notte, qui relève du conte initiatique, transporte les spectateurs au départ circonspects puis médusés et enfin séduits par la folle épopée de ce jeune homme ordinaire et touchant. Il faut dire que le tout est porté par le formidable Brice Hillairet qui incarne, devient, se métamorphose avec pour tout pouvoir la seule force de suggestion, en héros dépassé entraîné malgré lui dans une métamorphose physique et spirituelle. Seul en scène dans un espace minimal, Brice Hillairet réussit par ses intonations, ses regards, son corps, à nous faire partager sa détresse et sa résignation. Avec lui on vole, on décolle, on s’enflamme et on se prend à rêver d’un voyage initiatique tout aussi tendre et farfelu.
Un vrai plaisir dans cette chaleur estivale et une pépite découvrir sans attendre.
« Tu vas par là moi je reste ici – je n’ai plus rien ni maison ni boulot ni envie ni vie je ne vais pas m’encombrer d’une otarie ».
Burlesque, cocasse, pleine de poésie, la dernière fable de Pierre Notte, qui relève du conte initiatique, transporte les spectateurs au départ circonspects puis médusés et enfin séduits par la folle épopée de ce jeune homme ordinaire et touchant. Il faut dire que le tout est porté par le formidable Brice Hillairet qui incarne, devient, se métamorphose avec pour tout pouvoir la seule force de suggestion, en héros dépassé entraîné malgré lui dans une métamorphose physique et spirituelle. Seul en scène dans un espace minimal, Brice Hillairet réussit par ses intonations, ses regards, son corps, à nous faire partager sa détresse et sa résignation. Avec lui on vole, on décolle, on s’enflamme et on se prend à rêver d’un voyage initiatique tout aussi tendre et farfelu.
Un vrai plaisir dans cette chaleur estivale et une pépite découvrir sans attendre.
« Tu vas par là moi je reste ici – je n’ai plus rien ni maison ni boulot ni envie ni vie je ne vais pas m’encombrer d’une otarie ».
9,5/10
"On ne se remet jamais d’une enfance massacrée"
Coraly Zahonero s’attaque à ce récit avec détermination et douceur à la fois. Accompagnée de deux musiciennes, Hélène Arntzen au saxo et Floriane Bonnani au violon, elle incarne la prostituée avec un mimétisme étudié jusque dans les moindres détails : coiffure, maquillage, bijoux et un petit accent suisse mâtiné d’une légère gouaille. Tour à tour provocante, humaine, douce, crue, elle raconte les clients, les bossus, les petits, les brutes, ceux qui veulent parler, ce qui veulent se sentir aimés. Elle raconte aussi son enfance, sa mère , le divorce, la fuite, la prison, et comment elle est devenue, elle a choisi, de se prostituer.
"On ne fait pas l’amour, on soulage des hommes qui ont besoin de nous"
L’atmosphère est cosy, tamisée, et la mise en scène est savamment étudiée : les intermèdes des musiciennes viennent adoucir en temps venu le récit, les silences savamment dosés de Coraly Zahonero apportent respiration et laissent planer les mots en suspens dans la salle. Des mots qui sont crus parfois, tendres souvent, et le récit devient saisissant d’humanité et de ferveur, d’humilité et de charisme. Dans la dernière partie, Grisélidis s’adresse à son amant disparu et le texte devient d’une sensualité troublante magnifiquement poétique.
Que dire de plus ? On se régale devant la magnétique Coraly Zahonero, l’humour toujours savamment distillé, la dénonciation de la morale bourgeoise et hypocrite qui combat la prostitution et l’utilise en même temps. Une femme singulière, donc, hors normes, que la sociétaire du Français rend encore plus fascinante, humaine, troublante.
Coraly Zahonero s’attaque à ce récit avec détermination et douceur à la fois. Accompagnée de deux musiciennes, Hélène Arntzen au saxo et Floriane Bonnani au violon, elle incarne la prostituée avec un mimétisme étudié jusque dans les moindres détails : coiffure, maquillage, bijoux et un petit accent suisse mâtiné d’une légère gouaille. Tour à tour provocante, humaine, douce, crue, elle raconte les clients, les bossus, les petits, les brutes, ceux qui veulent parler, ce qui veulent se sentir aimés. Elle raconte aussi son enfance, sa mère , le divorce, la fuite, la prison, et comment elle est devenue, elle a choisi, de se prostituer.
"On ne fait pas l’amour, on soulage des hommes qui ont besoin de nous"
L’atmosphère est cosy, tamisée, et la mise en scène est savamment étudiée : les intermèdes des musiciennes viennent adoucir en temps venu le récit, les silences savamment dosés de Coraly Zahonero apportent respiration et laissent planer les mots en suspens dans la salle. Des mots qui sont crus parfois, tendres souvent, et le récit devient saisissant d’humanité et de ferveur, d’humilité et de charisme. Dans la dernière partie, Grisélidis s’adresse à son amant disparu et le texte devient d’une sensualité troublante magnifiquement poétique.
Que dire de plus ? On se régale devant la magnétique Coraly Zahonero, l’humour toujours savamment distillé, la dénonciation de la morale bourgeoise et hypocrite qui combat la prostitution et l’utilise en même temps. Une femme singulière, donc, hors normes, que la sociétaire du Français rend encore plus fascinante, humaine, troublante.
8/10
Quel autre endroit que le Palais des Papes érigé par l’inquisiteur Benoit XII et le fastueux Clément VI pouvait accueillir le retour de la Comédie Française au Festival d’Avignon ?
La violence et la décadence de la famille von Essenbeck imaginée par Luchino Visconti dans Les damnés résonnent étrangement dans les effluves de faste et de seigneurie sur lesquelles reposent les fondations du Palais. Prés de 700 ans après, Ivo van Hove et la troupe du Français plantent dans l’espace monumental le décor d’une fresque sulfureuse sur fond de montée du nazisme, de soif de pouvoir, de déchirures familiales et d’ambitions politiques.
Sur scène, un décor réduit à sa plus simple expression : un vaste plateau orange (couleur de feu) bordé à cour par 6 cercueils ouverts qui attendent leurs victimes et à jardin par des tables, miroirs, lits, portants devant lesquels les comédiens s’habilleront et se prépareront au fil des scènes. En fond de plateau un vaste écran projettera les images tournées en direct par l’équipe de Tal Yarden, fidèle au metteur en scène flamand. Au dessus de l’écran, 4 musiciens souligneront les moments forts du spectacle.
Le décor monacal est planté, le récit de l’horreur peut débuter. La richissime famille d’industriels von Essenbeck s’apprête à fêter l’anniversaire du patriarche, Joachim von Essenbeck (Didier Sandre). L’homme a fait fortune dans la sidérurgie. Il pleure son fils aîné, mort pendant la première guerre mondiale et condamne Hitler et ses idées ; mais il s’allie la mort dans l’âme au parti et met ses usines au service de l’armement de guerre. Autour de lui, Sophie (Elsa Lepoivre), sa belle-fille devenue veuve, calculatrice et ambitieuse, est la mère de Martin von Essenbeck (Christophe Montenez), jeune homme torturé à la sexualité ambigüe. Elizabeth (Adeline d’Hermy) la nièce de Joachim est là, avec son mari Herbert Thalman (Loïc Corbery), le juif libéral opposé aux nazis ; Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydes) membre des SA, Gunther von Essenbeck son fils (Clément Hervieu-Léger), Aschenback (Eric Genovese), un cousin membre des SS est là, de même que Fredriech Brukman (Guillaume Gallienne), ingénieur de l’usine familiale et amant de Sophie von Essenbeck. L’annonce de l’incendie du Reichstag va plonger la famille dans le chaos et la démence. Meurtres, inceste, pédophilie, ambitions, rage et fureur vont décimer la prospère famille jusqu’à l’anéantissement via l’avènement de la haine.
Dans un dispositif chirurgical, Ivo van Howe entraîne les spectateurs dans la tourmente et la folie qui vont faire vaciller cette famille. La video tournée en direct par l’équipe de Tal Yarden (il faudra au spectateur s’habituer à la présence du caméraman qui suit les comédiens sur scène) est diffusée en temps réel sur le fond de scène. Le procédé intensifie à la fois l’horreur et magnifie le jeu des comédiens mais peut aussi distancier le spectateur en le laissant en marge de la violence exprimée. Alors que les cercueils accueillent leurs victimes, les cuivres des musiciens rugissent et les comédiens viennent faire face au public passif dans un silence polaire violemment éclairé. Le jeu reprend et l’écran diffuse les images des victimes hurlant dans leurs cercueils leur désespoir, leur résignation ou leur rage. Il sera d’ailleurs intéressant de voir comment la mise en scène sera adaptée à la salle Richelieu cet automne.
Le tout est à la fois moralement glaçant et glacialement clinique. La multiplication des effets, le visages des comédiens filmés et projetés, les images d’archives (incendie du Reichstag, Dachau, nuit des Longs Couteaux…), l’éclairage violent du public à chaque personnage sacrifié sur l’autel des ambitions et de la rage sont contrebalancés par de sublimes images et scènes comme le seul regard trouble de Martin quand il est en présence des enfants ou de sa mère, les larmes d’Elizabeth, la résignation de Herbert Thalman quand il entre dans son cercueil, la froideur impénétrable et vénéneuse du regard de Aschenback, la folie ivre et décadente de Konstantin dans une scène d’une crudité et d’une nudité rageuses.
Cette mise en scène implacable et parfois trop distanciante pour le public est admirablement servie par l’interprétation magistrale des comédiens-français : de Didier Sandre, mélancolique et résigné à Eric Genovese en insidieux reptile, en passant par Elsa Lepoivre, calculatrice et diabolique, Denis Podalydes, comme toujours remarquable caméléon au service de ses rôles, ou Christophe Montenez, confusément instable à la fois bourreau et victime, l’équipe de Eric Ruf propose ici une effroyable, glaciale vision d’une famille qui plonge dans la folie la plus abjecte.
En ces temps de folie et de terreur, de raisons qui vacillent et d’horizons brouillés par des relents de nationalisme et d’extrémisme, Ivo van Hove et la troupe du Français prouvent s’il en était encore besoin que le théâtre existe aussi et surtout pour s’opposer à la folie, à la haine rampante et l’ignorance sourde par ses témoignages brûlants, ses messages et valeurs indéfectiblement proclamés face à l’ignominie et la fureur des hommes.
La violence et la décadence de la famille von Essenbeck imaginée par Luchino Visconti dans Les damnés résonnent étrangement dans les effluves de faste et de seigneurie sur lesquelles reposent les fondations du Palais. Prés de 700 ans après, Ivo van Hove et la troupe du Français plantent dans l’espace monumental le décor d’une fresque sulfureuse sur fond de montée du nazisme, de soif de pouvoir, de déchirures familiales et d’ambitions politiques.
Sur scène, un décor réduit à sa plus simple expression : un vaste plateau orange (couleur de feu) bordé à cour par 6 cercueils ouverts qui attendent leurs victimes et à jardin par des tables, miroirs, lits, portants devant lesquels les comédiens s’habilleront et se prépareront au fil des scènes. En fond de plateau un vaste écran projettera les images tournées en direct par l’équipe de Tal Yarden, fidèle au metteur en scène flamand. Au dessus de l’écran, 4 musiciens souligneront les moments forts du spectacle.
Le décor monacal est planté, le récit de l’horreur peut débuter. La richissime famille d’industriels von Essenbeck s’apprête à fêter l’anniversaire du patriarche, Joachim von Essenbeck (Didier Sandre). L’homme a fait fortune dans la sidérurgie. Il pleure son fils aîné, mort pendant la première guerre mondiale et condamne Hitler et ses idées ; mais il s’allie la mort dans l’âme au parti et met ses usines au service de l’armement de guerre. Autour de lui, Sophie (Elsa Lepoivre), sa belle-fille devenue veuve, calculatrice et ambitieuse, est la mère de Martin von Essenbeck (Christophe Montenez), jeune homme torturé à la sexualité ambigüe. Elizabeth (Adeline d’Hermy) la nièce de Joachim est là, avec son mari Herbert Thalman (Loïc Corbery), le juif libéral opposé aux nazis ; Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydes) membre des SA, Gunther von Essenbeck son fils (Clément Hervieu-Léger), Aschenback (Eric Genovese), un cousin membre des SS est là, de même que Fredriech Brukman (Guillaume Gallienne), ingénieur de l’usine familiale et amant de Sophie von Essenbeck. L’annonce de l’incendie du Reichstag va plonger la famille dans le chaos et la démence. Meurtres, inceste, pédophilie, ambitions, rage et fureur vont décimer la prospère famille jusqu’à l’anéantissement via l’avènement de la haine.
Dans un dispositif chirurgical, Ivo van Howe entraîne les spectateurs dans la tourmente et la folie qui vont faire vaciller cette famille. La video tournée en direct par l’équipe de Tal Yarden (il faudra au spectateur s’habituer à la présence du caméraman qui suit les comédiens sur scène) est diffusée en temps réel sur le fond de scène. Le procédé intensifie à la fois l’horreur et magnifie le jeu des comédiens mais peut aussi distancier le spectateur en le laissant en marge de la violence exprimée. Alors que les cercueils accueillent leurs victimes, les cuivres des musiciens rugissent et les comédiens viennent faire face au public passif dans un silence polaire violemment éclairé. Le jeu reprend et l’écran diffuse les images des victimes hurlant dans leurs cercueils leur désespoir, leur résignation ou leur rage. Il sera d’ailleurs intéressant de voir comment la mise en scène sera adaptée à la salle Richelieu cet automne.
Le tout est à la fois moralement glaçant et glacialement clinique. La multiplication des effets, le visages des comédiens filmés et projetés, les images d’archives (incendie du Reichstag, Dachau, nuit des Longs Couteaux…), l’éclairage violent du public à chaque personnage sacrifié sur l’autel des ambitions et de la rage sont contrebalancés par de sublimes images et scènes comme le seul regard trouble de Martin quand il est en présence des enfants ou de sa mère, les larmes d’Elizabeth, la résignation de Herbert Thalman quand il entre dans son cercueil, la froideur impénétrable et vénéneuse du regard de Aschenback, la folie ivre et décadente de Konstantin dans une scène d’une crudité et d’une nudité rageuses.
Cette mise en scène implacable et parfois trop distanciante pour le public est admirablement servie par l’interprétation magistrale des comédiens-français : de Didier Sandre, mélancolique et résigné à Eric Genovese en insidieux reptile, en passant par Elsa Lepoivre, calculatrice et diabolique, Denis Podalydes, comme toujours remarquable caméléon au service de ses rôles, ou Christophe Montenez, confusément instable à la fois bourreau et victime, l’équipe de Eric Ruf propose ici une effroyable, glaciale vision d’une famille qui plonge dans la folie la plus abjecte.
En ces temps de folie et de terreur, de raisons qui vacillent et d’horizons brouillés par des relents de nationalisme et d’extrémisme, Ivo van Hove et la troupe du Français prouvent s’il en était encore besoin que le théâtre existe aussi et surtout pour s’opposer à la folie, à la haine rampante et l’ignorance sourde par ses témoignages brûlants, ses messages et valeurs indéfectiblement proclamés face à l’ignominie et la fureur des hommes.