Critiques pour l'événement Les liaisons dangereuses
12 mars 2016
10/10
141
Grandiose et considérable spectacle.

Il y a d’abord ce texte bien sûr, immense roman épistolaire de Pierre Choderlos de Laclos, écrit en 1782, dans la pure tradition du libertinage, au réalisme intransigeant, digne de son contemporain le Marquis de Sade. L’adaptation et la mise en scène de Christine Letailleur apportent à ces écrits une vivante et étonnante théâtralité et nous captivent par sa dramaturgie précise et l’inventivité des techniques utilisées.

La relation amoureuse si particulière de la marquise de Merteuil et du Vicomte de Valmont semble passée au crible des sentiments d’appartenance, de soumission et de conquête. Cette relation à l’exclusive intensité, nous apparait d’une pureté inouïe inscrivant ces deux vies mêlées dans une quête permanente d’infini amoureux.

La distribution nous ravie. Le couple composé par Dominique Blanc (la marquise de Merteuil) et Vincent Perez (le vicomte de Valmont) excelle de précision et de finesse de jeux. Dominique Blanc est exquise de machiavélisme, de féminité et de séduction. Vincent Perez est d’une élégance incroyable dans la fourberie, la trahison et la conviction. Ils éclairent les scènes d’une intense beauté. Ils sont tous les deux sublimes.

Ce spectacle se révèle une expérience théâtrale complète, forte et mémorable.
7 mars 2016
9/10
65
« Les liaisons dangereuses » au féminin singulier.

Il y a toujours eu un goût amer à la lecture de « Les liaisons dangereuses », ou au spectacle de ces multiples adaptation (tant théâtrales que cinématographiques), au final, on penchait toujours plus pout Valmont que pour Merteuil, ce cher Pierre Ambroise ayant visiblement eu un penchant final pour son héros racheté par la mort et son amour.

Christine LETAILLEUR offre un contrepoint qui réhabilite la marquise en élaguant toutes les scories ou facilité que peuvent permettre ce texte et offre (enfin) une mise en scène qui épouse le point de vue de Merteuil.

Elle prend son parti en mettant en relief le féminisme de l’œuvre et cette injustice première qui fait que madame de Merteuil, qui ne fait pourtant qu’user des mêmes méthodes de séduction que Valmont, est vouée à l’opprobre et la solitude là où Valmont, s’il avait vécu, aurait probablement pu continuer sa vie de noceur.

Pour ce faire, dans deux scènes magistrales, celle-ci nous donne une clef à la compréhension de la marquise, en exposant la condition féminine des femmes de son milieu et de son époque : Madame de Merteuil, sous couvert de vengeance, obéit à un ressort politique (« venger son sexe ») là ou Valmont ne n’est que dans une recherche ludique et effrénée du plaisir, et de la satisfaction de ses pulsions.

Valmont n’a en effet pas ce genre de préoccupation, c’est un jouisseur, égoïste et manipulateur, il a été élevé pour dominer ; pourtant, à la toute fin, c’est Merteuil qui domine Valmont, ce qu’il ne pourra par supporter, et ce dont il mourra.

Le désir de vengeance de Merteuil ne souffre aucune exception pas même celle des sentiments qu’elle ressent pour Valmont : elle refusera de devenir le « prix » de celui-ci. Victime de son époque, victime de ses sentiments, victimes de sa ligne de conduite, elle résume bien les difficultés du combat féministe où doivent sans cesse s’équilibrer la volonté de liberté et le désir d’amour.

Féminisme aussi que de montrer les ravages de l’éducation des jeunes filles, cloitrées dans un couvent, ignorante de toute sexualité puis jetée en pâture du mariage à des hommes âgés ; l’accès à la liberté sexuelle ne pouvant se faire que par le stratagème et l’immoralité.

Dans ce parti pris, tous les acteurs sont parfaits : Dominique BLANC nous montre toutes les facettes de son talent : dans une diction pure et nuancée elle joue tour à tous la drôlerie, la ruse, la pruderie, le badinage, la sincérité, la cruauté, la mesure et nous fait voir (s’il en était besoin) quelle actrice accomplie elle est. Vincent Perez, au début un peu en dessous, prend ensuite toute son épaisseur dans la légèreté, la manipulation, la violence et le cynisme ; et les confrontations entre les deux sont de grands moments de théâtre.

Fanny Blondeau en Cécile de Volange et Richard Sammut en factotum de Valmont nous donnent également une très belle partition.

Dans un décor gris foncé empêchant toute dilution dans un esthétisme matériel qui risquerait de noyer le message, Christine LETAILLEUR crée un visuel à la beauté glaçante, centré sur le texte, avec des éclairages magnifiques qui donnent à chaque scène l’allure d’un tableau du 18eme.

Entre ces tableaux elle crée des interludes visuels très cinématographiques en usant habilement des fenêtres et portes du décor, ce qui contrebalance un peu « la radicalité » de son parti pris de départ mais apporte une touche de légèreté au fond chargé de l’intrigue.

Et quand la lumière s’éteint, ce n’est pas le cadavre de Valmont qui nous serre le cœur mais le cri déchirant de madame de MERTEUIL en ce qu’il résume le cri des femmes humiliées...

De l’originalité visuelle, un texte découpé, précis, une lecture personnelle et intelligente de l’œuvre qui lui donne un grand coup de neuf et un message en lien avec notre époque, des acteurs à leur meilleur, un vrai point de vue sur l’œuvre : tout ce qu’on aime au théâtre.