Critiques pour l'événement Le Personnage Désincarné
25 oct. 2016
8,5/10
71
L’atmosphère est sombre dans le petit théâtre de la Huchette. Sur scène, deux personnages tournent le dos aux spectateurs. Un troisième entre et commence à parler. Soudain, il s’arrête, et se rebelle. Lui, personnage d’une pièce qu’il n’a pas écrite, ne veut plus subir le sort que l’auteur lui a réservé. Lui, le personnage soumis, décide qu’il ne peut pas mourir ainsi, tous les soirs, et n’être rien d’autre qu’une marionnette désarticulée entre les mains de son maître. L’auteur apparait alors par une porte de la salle : il affirme, exige, assène : il est le maître, le créateur, il écrit, il décide. Le jeune homme doit se plier au texte, accepter son destin de personnage, et donc se suicider, comme l’a écrit l’auteur. S’ensuivra alors une longue confrontation entre les deux personnages : le jeune homme refuse son sort, l’auteur veut le convaincre de se tuer.

Avec le Personnage désincarné, Arnaud Denis dépasse la thématique pirandellienne et entraîne le spectateur vers une destination plus méandreuse et sinueuse que la pure mise en abyme du théâtre dans le théâtre. Au fil des phrases, la confrontation devient affrontement et les deux hommes entament une partie obscure où chaque adversaire analyse, feinte, attaque, esquive, jusqu’à la mort subite.

Glaçant, implacable, Marcel Philippot excelle dans le rôle de l’auteur-créateur tortionnaire. Le jeune Audran Cattin bascule toujours avec justesse entre fougue adolescente, rébellion, soumission et résignation : un comédien à suivre. Grégoire Bourbier intervient toujours à propos en troisième homme qui tente d’infléchir le cours des choses.

Le décor est très sobre : deux mannequins de dos représentent les autres personnages de la pièce : poupées de cire soumises, dociles, silencieuses alors qu’un judicieux effet de perspective pour la porte de fond de scène accentue l’effet miroir de la mise en scène, souligné par un éclairage tout en ombres et lueurs.

Le tout sert impeccablement une mécanique du trouble jeu où s’entremêlent un écheveau de thèmes comme le processus de création, l’influence du subconscient dans l’écriture, la fatalité et son acceptation ou son refus, le rapport filial et l’émancipation. Faut-il tuer le père, faut-il se soumettre à son destin ? A-t-on tous un créateur ? Une écriture toute en trompe-l’œil qui happe le spectateur, impeccablement servie par les comédiens. A voir.
20 oct. 2016
8/10
49
Qu'un personnage se rebelle contre son auteur et prenne l'ascendant sur lui, ce n'est pas très original. A commencer par Pinocchio qui donne bien du souci à son créateur de papa. En continuant avec Six personnages en quête d'auteur écrite par Luigi Pirandello en 1921. J'ai songé un instant que la soirée allait être convenue. Pas du tout !

Le travail des comédiens (on se retient d'employer le terme d'incarnation) est si prodigieux qu'on pourrait jubiler si le sujet n'était pas aussi dramatique.

Car il est question de vie ou de mort, de l'effroyable bilan que l'on peut faire d'une vie. l'auteur passe sans ménagement de l'ombre à la lumière, foudroyé par la prise de conscience d'avoir manqué à son devoir de père.

L'interprétation ne bascule jamais dans le pathologique. Marcel Philippot, Grégoire Bourbier et Audran Cattin méritent nos applaudissements.

Le spectacle est présenté comme un thriller théâtral. Les interventions intempestives d'un régisseur comme de l'auteur (tous deux comédiens) bouleversent parfois le public avec des paroles brutales : Rien de ce qui se passe n'est pour de vrai. je parle à un personnage, pas à une personne. C'est entendu ?

La vraie question sera posée à la tout enfin : Est-ce que j'ai réussi à me faire aimer ?
20 oct. 2016
9/10
164
Le théâtre dans le théâtre !

Depuis Shakespeare et le « Songe d'une nuit d'été », voilà bien-là un thème qui a inspiré nombre de dramaturges.

C'est au tour d'Arnaud Denis de s'être remarquablement emparé de ce sujet.
Il nous présente trois personnages, dont un qui n'est pas en quête d'Auteur, avec un grand A, puis qu'il est là, cet auteur !
La pièce commence, et lui débarque dans la salle de façon intempestive.

Un dialogue s'installe.
Bien obligés de dialoguer : son comédien se rebelle.

Comment ! On ose tenir tête à la toute puissance du Créateur ?
Vous plaisantez !
Quelle outrecuidance !

D'autant que le régisseur surgit lui-aussi du fond de la salle.

Lui le sait bien que cette rébellion est écrite.
Il va pousser notre acteur à vraiment couper les ponts pour de bon avec son géniteur littéraire.

Là encore une mise en abyme s'installe, vertigineuse, prodigieuse.

Bien entendu, vous vous en doutez, je ne vous dévoilerai la fin de la pièce...

Il est ici question de libre-arbitre.
Peut-on échapper à son destin, peut-on se libérer de son Créateur, au théâtre comme dans la vraie vie ?
Ce créateur existe-t-il, d'ailleurs ?

Le texte de Denis est on ne peut plus intelligent, malin, mais aussi troublant et générateur de questionnement.

Qui tire les ficelles, qui est qui, et réciproquement ?

Ici, l'affrontement est double.
Sur la scène du comédien et dans la vie de son auteur, qui lui aussi connaît un vrai dilemme sur le thème de la filiation, de la paternité pour le moins compliquée.

Pour tirer le meilleur de ce texte, il fallait qu'Arnaud Denis s'adjoigne les services de trois acteurs irréprochables, capables d'incarner ces multiples illusions théâtrales, ces matriochkas dramaturgiques.

Marcel Philippot, l'Auteur, est époustouflant, comme à son habitude.

De sa voix si caractéristique (« Je l'aurai, un jour, je l'aurai », dans le Palace de Jean-Michel Ribes, c'est lui...) de sa voix caractéristique, donc, il est le personnage.

C'est lui. D'une façon évidente. Il restera à jamais celui qui a créé ce rôle.
Arrogant, bouffi d'orgueil, dans la toute-puissance.
Mais dans la dernière partie de la pièce, Philippot changera son jeu du tout au tout. Le voici émouvant, faisant pitié, jusqu'au dénouement final.

Les deux « petits jeunes » qui lui donnent la réplique sont à l'avenant.
Et pour tenir tête à Marcel, il faut l'être.

Audran Cattin incarne le personnage frondeur. Lui aussi sait nous émouvoir.
On est de son côté, son jeu et son talent font qu'on voudrait vraiment que ce personnage-là réussisse à s'émanciper.
J'aurais bien eu envie de l'aider, comme le fait Grégoire Bourbier, lui aussi irréprochable dans le rôle du régisseur.

Cette pièce est vertigineuse, faites de multiples d'imbrications intelligentes, génératrice de bien des réflexions.
On est là dans l'essence même du mécanisme de création théâtrale, avec un vrai questionnement sur les rapports ambigus du dramaturge et de sa créature.

Une pièce originale, profonde et indispensable.
15 oct. 2016
9/10
42
On m'avait dit beaucoup de bien de ce "Personnage désincarné" d'Arnaud Denis, mais le spectacle est encore meilleur que ce que j'attendais. Je savais, pour avoir vu Arnaud Denis jouer ou mettre en scène, que les acteurs seraient bien dirigés, que le metteur en scène (l'auteur lui-même) aurait utilisé au mieux les (faibles) moyens de cette petite salle de La Huchette, mais je n'imaginais pas que le texte serait d'une telle qualité et d'un tel intérêt.

C'est une pièce sur le théâtre, qui repose sur un jeu constant, parfois vertigineux, entre l'illusion et la réalité, qui fait du théâtre le révélateur de la vérité tout en plaçant les personnages (et les spectateurs en sont) sur la scène d'un vaste Théâtre du monde dont un grand auteur mystérieux tire les ficelles. C'est très troublant.

Dit ainsi, cela pourrait paraître conceptuel, abstrait, intello, bref possiblement ennuyeux, mais le texte est bien construit et manifeste un grand talent dramatique: c'est très écrit, et pourtant toujours parfaitement "en bouche", naturel. Construit en deux panneaux, il joue sur la répétition, soir après soir de cette pièce que nous voyons, tout en déjouant nos attentes. Un auteur sûr de lui veut remettre à sa place un personnage qui demande son émancipation, mais jusqu'à quel degré le contrôle-t-il? Un personnage, poussé par le régisseur, prend le pouvoir sur son auteur, prenant même la salle à témoin de ses faiblesses, mais n'est-ce pas un "jeu" dangereux? On est vraiment tenu en haleine par la relation entre ces deux personnages, d'autant que le texte mêle tension, voire tragique, et un humour très fin. L'auteur nous mène vraiment à sa guise!

Les deux acteurs principaux sont excellents, dirigés de main de maître. Marcel Philippot, avec la prestance un peu vaniteuse qui a fait sa réputation, est très bon dans le personnage de l'auteur plus fragile qu'on ne croirait. Audran Cattin (dont, seul bémol, la diction n'est pas excellente au début) a un côté chien fou très moderne. L'affrontement est en effet aussi celui des générations... L'espace scène-salle est utilisé avec brio, les lumières sont belles, et le public de La Huchette manifeste à la fin un enthousiasme très mérité.
15 oct. 2016
9,5/10
30
Étrange coïncidence de retrouver, à peine 1 semaine après, une pièce sur le même thème qu’Acting : une pièce sur l’acteur, son jeu, son rapport à l’auteur.

Avec Le personnage désincarné, Arnaud Denis livre une pièce qui résonne encore en moi, que je n’ai probablement pas perçue dans ses plus fins recoins, et qui fait de l’ombre à la pièce de Xavier Durringer. Si les deux spectacles abordent les mêmes thèmes, l’un est actuellement joué dans une grande salle parisienne lorsque l’autre habite le Théâtre de la Huchette : ne vous trompez pas, l’une est superficielle, l’autre profonde.

Sujet délicat donc, d’autant plus que le théâtre dans le théâtre n’est pas ma tasse de thé : mais c’est fait ici avec une telle subtilité, une telle intelligence, que pas à un moment on ne pourrait reprocher à l’auteur de se diriger vers ce sujet. La rébellion d’un personnage face à son auteur, la peur de la cage dans laquelle il est enfermé et contraint d’évoluer, le désir de dépendance, de liberté, sont un canevas puissant pour cette pièce. L’habileté d’Arnaud Denis réside en un jeu constant sur le rapport des personnages, rapport de force instable et en permanente évolution.

On lui connaissait un jeu plus que convaincant, des mises en scène totalement réussies, une plume affutée après son Nuremberg il y a quelques années. Il délivre là une pièce aboutie qui mêle esprit, philosophie, adresse et passion. Que c’est bon aussi de retrouver sa patte dans sa mise en scène – et même un intermède musical en commun avec l’un de ses précédents spectacles ! Faire des spectateurs un personnage à part entière est une idée brillante et pertinemment utilisé.

La distribution suit cette excellence : je découvre en Audran Cattin un jeune acteur encore plein de l’insouciance de la jeunesse, parfois emporté par cet élan, mais toujours juste, touchant, mystérieux. Marcel Philippot est un auteur oscillant entre ange et démon, un bourreau au coeur sensible, un créateur retrouvé pris au piège. Enfin Grégoire Bourbier, émissaire indispensable, est un régisseur authentique et bienveillant.

Puisqu’il faut critiquer, je regretterais donc une « facilité » d’écriture : une légère tendance au pathos s’insinue au cours de la pièce, révélée par des conversations autour d’une relation père/fils tendue. Si on comprend qu’Arnaud Denis amène ainsi sa fin, si cela pousse encore le vice de l’incarnation de son personnage – qui est-il réellement ? – il y a dans cette scène d’émotion soudaine un manque de crédibilité de par la spontanéité de l’action. Je sens dans cette scène Marcel Philippot comme marchant sur un fil, trop fin, et tomber lorsque les larmes arrivent. Cette même sensation se produit plus tôt dans le spectacle, lorsque Audran Cattin délivre une belle tirade sur sa jeunesse : si elle m’a touché au coeur, je le sentais prêt à trébucher à la moindre fausse note. Cette légère tendance à vouloir nous tirer des larmes sera mon seul bémol du spectacle.

Un bel hommage au théâtre.
12 oct. 2016
9,5/10
13
Une pièce passionnante signée et mise en scène par Arnaud Denis, qui nous parle du théâtre dans le théâtre, d’un auteur et de son personnage, de leurs relations et de leurs cruels rapports de force. L’auteur créé-t-il un personnage pour le laisser vivre et voir jusqu’où le mènera sa vie ? Ou le personnage créé par l’auteur reste-t-il à jamais un être fictif, défini et inamovible, à l’existence figée par le texte ?

Le personnage de Grégoire interrompt la représentation pour interpeller l’auteur et négocier avec lui ce qu’il lui semble impossible de jouer. Nous voici confrontés aux violences d’une rébellion du personnage contre de son auteur, dans laquelle il n’est pas aisé de déceler qui est le double de l’autre, qui créé ni qui est joué vraiment.

Nous partons au quart de tour dans ce voyage en Absurdie grâce à un texte ciselé, riche en rebondissements, qui interroge les rouages de la création d’une pièce. Les situations incongrues et pittoresques comme les répliques sifflantes et caustiques, que traverse l’émotion du tragique, nous tiennent en haleine tout le long, nous touchent autant qu’elles nous surprennent jusqu'à la fin magistrale et inéluctable qui conclut l'intrigue.

La mise en scène est habile, les comédiens jouent dans la salle autant que sur le plateau, Approchant le public au plus près comme pour l’impliquer davantage. Les jeux sont serrés, les émotions surgissent avec intensité. Les comédiens sont tous les trois justes et vibrants. Marcel Philippot brille dans son personnage d’auteur, il nous émeut en nous le montrant intransigeant, sensible et fragile. Audran Cattin joue le personnage désincarné, révélant avec force son désarroi, son effroi et son l’audace. Grégoire Bourbier, très crédible dans son rôle de contre-pouvoir, joue la médiation entre les deux autres personnages avec précision.

Une belle distribution pour une belle pièce. Un très bel hommage au Théâtre et aux questions qu’il pose. Aux côtés des propos sur cet art vivant comme ceux d'Harold Pinter « la vérité au théâtre est à jamais insaisissable » ; d’Arthur Adamov « une pièce de théâtre doit être le lieu où le monde visible et le monde invisible se touchent et se heurtent » ; de Luigi Pirandello « la vie est, en fait, moins réelle que l'art. Une vie n'est jamais, ne peut pas être une création absolue. Alors que l'art est une réalité en soi, hors du temps, des hasards, des obstacles, sans autre fin que lui-même. L'art venge la vie », celui d’Arnaud Denis nous semble résonner en écho : La création théâtrale est-elle le reflet de la réalité ou celui du désir de l’auteur ?

Notre plaisir se nourrit des ressorts de l'intrigue, de ses jeux affutés qui font mouche et de l'intelligence fine de son écriture. Un spectacle remarquable par son propos et sa facture, joué avec brio.