- Théâtre contemporain
- Théâtre de la Bastille
- Paris 11ème
The way she dies

- TG Stan
- Théâtre de la Bastille
- 76, rue de la Roquette
- 75011 Paris
- Voltaire (l.9)
S'ils se connaissent depuis longtemps et ont souvent collaboré ensemble, The Way She Dies est le premier spectacle écrit par Tiago Rodrigues pour la compagnie flamande tg STAN, embrassant une question commune : qu'en est-il de la puissance de la fiction ?
Après sa réécriture d'Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, et après s'être intéressé à Emma Bovary, héroïne romantique et tragique dans le spectacle Bovary, Tiago Rodrigues affronte dans The Way She Dies une autre héroïne de la littérature : Anna Karénine, figure féminine tolstoïenne elle aussi transgressive, forçant son destin et tentant d'échapper à sa condition.
Cette réécriture est née à la suite d'une rencontre entre Tiago Rodrigues et George Steiner, philosophe, essayiste et romancier, spécialiste de théorie du langage et de traduction, que le metteur en scène portugais cite à de nombreuses reprises dans son spectacle By Heart. Après des heures de débat sur le regard clinique que porte Gustave Flaubert sur son petit pays normand, à l'opposé de l'écriture de Léon Tolstoï sur l'immense Russie, le sujet d’Anna Karénine lui est apparu comme une évidence.
Le passage du roman de Tolstoï au plateau permet à Tiago Rodrigues et au collectif tg STAN d'interroger les questions intimes, romantiques, politiques et stylistiques que soulève l’œuvre de l'écrivain russe. Il est aussi le point de départ d'une réflexion sur la traduction, l'interprétation que chaque lecteur/spectateur peut avoir d'une œuvre, la transmission des grands écrits du passé et, plus fondamentalement, sur le pouvoir de la littérature. En portant cette œuvre du XIXe siècle à la scène, c'est sa substance même qui est disséquée pour déceler comment et pourquoi ce roman vient, aujourd'hui encore, entrer en écho avec notre vie quotidienne.
En transposant et en interprétant la façon de mourir d’Anna Karénine dans le temps présent de la représentation, Tiago Rodrigues et tg STAN naviguent entre fiction et réalité, nous égarent, nous rattrapent, grâce au pouvoir hallucinant des mots de Tolstoï, répétés sur scène par deux couples dans la langue des quatre interprètes, français, portugais, néerlandais et qui disent la fin tragique d'Anna. Mais est-il possible de se fier aux traductions de l'œuvre originale ? La retranscription de la mort de l'héroïne dans une autre langue que le russe est-elle scrupuleusement fidèle aux mots choisis par Tolstoï lui-même ? La scène – comme la traduction – est, elle aussi, une façon de produire une nouvelle version de l’œuvre originale. Alors, quelle version Tiago Rodrigues et tg STAN peuvent-ils donner à voir et à entendre de la mort du personnage principal de ce chef-d’œuvre de la littérature russe ?
UNE LONGUE COLLABORATION
C'est la première fois que Tiago Rodrigues écrit pour le TG Stan, même si "The way she dies" n'est pas leur première collaboration. Un travail collectif autour du thème de la puissance de la fiction. Le spectacle met en scène deux couples à deux époques différentes. Un livre fait le lien entre les deux : une vieille édition d'Anna Karénine. "Le seul héritage que tu m'as laissé a été ce livre, la seule chose qui m'appartient véritablement pèse 490 grammes". Ce n'est rien 490 grammes. Et pourtant c'est tout pour ces deux couples. Pour l'un il sert de support pour apprendre le français. Pour l'autre il est l'outil qui devrait apporter toutes les réponses à la crise que traverse le couple.
A quelques dizaines d'années d'intervalle les deux couples vivent la même dilution de leur amour. Comme Anna Karénine l'aveu à l'époux de l'infidélité de l'épouse va les plonger dans un tourbillon d'interrogations. La force de Tiago Rodrigues et de son écriture, celle du jeu des comédiens du TG Stan, c'est de mettre en exergue toute la puissance de la fiction. Ils nous parlent de désir, de besoin d'être désiré(e), de liberté, de conventions sociales, de transmission. Ils nous amène à regarder l'importance de la traduction, la façon dont chacun interprète les mots. Ils démontrent avec talent comment le roman vient se cogner à la vie quotidienne, à moins que ce ne soit le contraire.
L’UNIVERSALITÉ DE LA LITTÉRATURE
L'amour de la littérature et des mots porte cette puissance. Un livre qui passe de main en main. Des listes de sensations ou d'absence de sensation. Des pages qui s'envolent et se répandent au sol. Une langue universelle qui ricoche sur les êtres. Des langues qui se font échos, que se répondent, malgré leurs différences. Les comédiens s'expriment en français, en portugais, en néerlandais, et contrairement à la tour de Babel ils se comprennent et nous, spectateurs, comprenons tout. Tiago Rodrigues tente de semer le trouble, mais les pièces du puzzle se mettent clairement en place et on sort apaisé malgré le tragique destin d'Anna Karénine.
Les quatre comédien.ne.s sont tout simplement remarquables. Jolente De Keersmaeker, Isabel Abreu, Pedro Gil et Franck Vercruyssen déroulent les émotions, les questionnements de ces deux couples portugais et flamand qui vivent chacun à leur façon les affres de la passion, du désir, et nous jouent la mort d'Anna Karénine pour en livrer toute la poésie tragique.
Nul besoin de décor somptueux. Quelques accessoires, un plateau dépouillé où les changements de costume se font à vue, une lumière qui pointe l'essentiel. Le texte, résultat d'une écriture de plateau et de la collaboration d'artistes qui ont une longue habitude de travail en commun, a toute la force de Tolstoï et la beauté de l'écriture de Tiago Rodrigues.
En bref : quand autant de talents se retrouvent réunis autour d'un même amour d'un texte le bonheur est total pour le spectateur. Tiago Rodrigues et le TG Stan nous font le cadeau d'une adaptation qui sublime la puissance de la fiction. Un spectacle intense et poétique.