- Comédie Musicale / Musique
- Théâtre des Bouffes du Nord
- Paris 10ème
Où je vais la nuit
Orphée est un musicien. Eurydice, sa femme, est nymphe. Le jour de leurs noces, elle est mordue par un serpent et meurt aussitôt. Orphée désespéré obtient des dieux l'autorisation d'aller la chercher aux enfers, la seule condition est que leurs deux regards ne se croisent jamais.
Il échoue, il la regarde, et Eurydice meurt une seconde fois. L'opéra de Gluck (1762) a la puissance des chefs d'œuvres, de ceux qui disent l'essentiel.
La musique retranscrit avec justesse le vertige de la perte. C'est pour moi, aujourd'hui, un opéra sur le deuil, la rupture, le désamour. Mais demain il me racontera autre chose. Orphée et Eurydice nous parle chaque moment de notre vie, indéfiniment, inlassablement. C'est cette force là que je souhaite partager avec un public, avec joie, humour, générosité, sans lourdeur ni surplomb, avec une simplicité proche de ce qui fait nos vies, entre drames et légèretés.
Elle n’a pas perdu son Eurydice,
Rien n’égale son bonheur !
Elle, c’est Jeanne Desoubeaux qui met en scène cette remarquable adaptation de l’opéra Orphée et Eurydice, de Christoph Willibald Gluck.
Cette œuvre lyrique l’accompagne en effet depuis plusieurs années. Elle a eu l’occasion de l’entendre, la voir se créer, la danser et en mettre en scène quelques extraits.
Melle Desoubeaux est donc passée à l’acte et nous propose en une heure et demie une lecture passionnante de cet opéra.
Mais voici que nous autres spectateurs allons assister à un mariage, en l’occurrence celui de la sœur d’Odette.
Pour l’occasion, l’Odette en question a réuni son groupe de musique pop/rock Orpheus and the Styx pour animer la soirée festive.
C’est d’ailleurs cet excellent groupe, aux subtiles harmonies vocales et aux arrangements très réussis, qui nous accueille dans la magnifique salle des Bouffes du Nord.
(Je vous conseille d’ailleurs d’entrer dans la salle dès l’ouverture des portes afin de ne pas manquer ce mini pré-concert.)
Quatre personnages/musiciens nous attendent : Odette au chant, sa compagne et amoureuse Eugénie, elle aussi au chant et au ukulélé, Nikita au clavier Korg Triton et aux machines plus électroniques les unes que les autres, Simon à la contrebasse, qui vont nous interpréter des standards, des tubes, des scies on ne peut plus célèbres, tout en nous faisant participer à la noce !
(Au passage, je donnerais cher pour obtenir une copie de leur magnifique version reggae d’Elle a les yeux révolver… Je défie quiconque de ne pas avoir envie de chanter avec eux...)
Tel est le point de départ du spectacle.
Et puis l’identification va pouvoir se réaliser.
Odette et Eugénie seront Orphée et Eurydice.
On se souvient au passage que Berlioz avait lui-même adapté et « féminisé » le rôle d’Orphée en le confiant à une chanteuse-compositrice de ses amies.
Ici, Jeanne Desoubeaux a donc avec raison poussé la logique jusqu’au bout : les deux-rôles titres seront interprétés par deux femmes qui jouent le rôle d’une femme.
Ce qui devait arriver arrive. Eurydice décède et le contrat que les Dieux imposent à Orphée est toujours aussi implacable : pas question de se retourner pour retrouver les yeux de l’aimée !
Durant une heure et demie, j’ai été submergé par la grâce, la délicatesse, la légèreté, la beauté formelle et musicale de ce spectacle d’une intelligence et d’une sensibilité rares.
Un spectacle que je ne suis pas près d’oublier.
Le rôle d’Odette/Orphée est interprété par Cloé Lastère, comédienne déjà vue notamment dans Normalito, de Pauline Sales.
En plus de son talent d’actrice, Melle Lastère est une chanteuse émérite, qui, au micro, va nous ravir.
Eugénie/Eurydice, c’est la talentueuse soprano Agathe Peyrat.
On comprend donc immédiatement l’épatant parti-pris : le chant non-lyrique sera réservé au monde terrestre, celui d’Orphée, le chant lyrique concernera quant à lui le monde des enfers, celui dans lequel est plongée Eurydice.
Le duo fonctionne à merveille. Tout d’abord, je me répète, parce que les deux artistes sont irréprochables d’un point de vue musical, et parce que la distinction vocale va pleinement servir le propos de cette actualisation de l’opéra.
C’est ainsi que Agathe Peyrat va nous bouleverser avec les principaux airs de l’œuvre.
Cloé Lastère sera également très émouvante, notamment avec son interprétation de la chanson de Philippe Katerine « Où je vais la nuit », et qui donne son titre au spectacle.
Les deux garçons auront quant à eux retrouvé leur instrument d’origine : les concertistes Benjamin d’Anfray au violoncelle et Jérémie Arcache au piano vont brillamment assurer la partie instrumentale. Ce sont d’ailleurs les directeurs musicaux du spectacle.
Ils nous réservent en prime un formidable moment humoristique, en anges-musiciens messagers des Dieux. Pince-sans-rires et très peu vêtus, ils sont épatants de drôlerie !
Les Dieux nous les verrons, d’ailleurs. De grands Dieux cyclopéens. Et je n’en dis pas plus.
Beauté musicale et beauté formelle, donc.
Cécilia Galli a réalisé une magnifique scénographie, composée de deux grands tableaux.
Le premier est composé d’une petite scène pour le groupe. Théâtre dans le théâtre, ce petit castelet est fort délicat, avec ses petites guirlandes de fleurs et de petites ampoules.
Pourtant, tout sera emporté par le régisseur plateau et les agents de la sécurité incendie.
Et puis voici le monde des enfers, avec d’inquiétants et imposants voilages qui descendent des cintres, accompagnés de fumée lourde éclairée de façon rasante.
Tout ceci est très beau et témoigne d’une grande maîtrise dans l’art d’habiller une cage de scène.
Une véritable ovation attend les artistes au retour de la lumière après le noir final. Les « bravo » fusent, les applaudissement crépitent en rythme !
Ne manquez pas ce merveilleux moment de théâtre et de musique, c’est d’ores et déjà un spectacle incontournable de ce début de printemps.
Vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas !