- En tournée
- En tournée dans toute la France
Inflammation du verbe vivre

- Wajdi Mouawad
- En tournée dans toute la France
Wajdi Mouawad revient vers une des sources vives de son œuvre d’auteur et de metteur en scène, la Grèce antique, dont Sophocle est pour lui la figure essentielle. Il s’intéresse aujourd’hui à ces héros tragiques que sont Ajax, Philoctète et Œdipe.
Nos intuitions sont-elles des prémonitions ? Appelons-nous à nous défaites et victoires ? Appelons-nous le malheur ? Nous sommes des arbres visités par des oiseaux insatisfaits. Quelque chose nous dépasse. Lames de rasoirs laissées entre les mains d’un enfant qui en ignore les dangers. Mare de sang qui ne porte plus son nom. Comme une intuition flottante qui serait ou pourrait devenir prémonition. C’est une noyade dans l’eau de nous-même. Que se passe-t-il quand il ne se passe plus rien ?
– Wajdi, si tu devais compléter la phrase suivante : « s’il n’en tenait qu’à moi, je… »
– Je laisserais la mise en scène de textes que je n’ai pas écrits pour retrouver le chemin des ronces où pousse, de travers, l’écriture de celui qui sait qu’il n’est ni poète ni artiste, mais qui, précisément parce qu’il le sait, choisit de faire semblant de l’être, choisit de jouer au poète, de se déguiser en poète, se disant que plus il aura l’air d’être un poète plus ce qu’il écrira aura l’air d’être un poème. Il lui suffit de pousser autant qu’il en est capable la supercherie. Et cela enfin dit, enfin avoué, enfin réglé, fuguant pour toujours, le voilà libre d’aller se jeter à la mer pour s’enfoncer vers les abysses et retrouver le poisson de la prime enfance, ce poisson-soi, qui vit au fond de l’eau sombre des mots mauvais et dont les écailles, miroitantes au milieu des déjections, reflètent les figures d’une mémoire merveilleuse qui ne sait regarder que le présent. / Wajdi Mouawad
Rien qu'à entendre le titre de cette pièce « Inflammation du verbe vivre », on sent passer le souffle de la tragédie à l'intérieur de nos oreilles, et nous voilà embarqués…
Le Verbe est là qu'il vienne de l'Enfer « tranchant comme une lame de rasoir » ou de Lefteris, conducteur de taxi, sorte d'ange-gardien.
Il est là, puissant et épique. Il est là comme une douleur, mais aussi comme une promesse, un voyage , une révélation.
Décider de ne pas monter la pièce de Philoctète de Sophocle, car l'ami du metteur en scène, Robert Davreu, vient de mourir en laissant inachevé son travail de traduction.
Mais aussi, comment se résoudre malgré tout, à faire le spectacle qui doit continuer et qui a été programmé. Tel a été le défi de Wahid, l'alter ego de l'auteur, acteur et metteur en scène, Wajdi Mouawad.
Hisser au plus haut l'écriture, s'emparer de tous matériaux, pour faire Création et se libérer du malheur initial.
Ecrire la plainte : celle de Philoctète ressassant l'abandon des siens, celle de Wahid à la recherche de lui-même entre Ulysse et Philoctète, celles des adolescents grecs décimés par la crise économique contemporaine de leur pays, auxquels on demandait de se comporter comme des adultes.
Le texte foisonnant et riche, ne manque cependant pas d'humour comme l'arrivée de Wahid à l'aéroport international d'Hadès ou le dieu Apollon obèse ayant pris la citoyenneté américaine.
Quant à la mise en scène, elle est tout simplement époustouflante. Un rideau-écran que traverse Wahid dans de multiples aller-retours. Un théâtre cinématographique imprégné de nombreuses références culturelles qui permet à Wahid, comme dans un road-movie contemporain de plonger dans le trou noir, dans la tombe de Philoctète, dans un dépotoir pour « au bout du crayon, porter la parole des morts ».
Le plateau, avant le début du spectacle, laisse penser à une fan zone : un écran blanc géant trône fièrement, des bâches sont disposées en dessous en prévision des jets de bière.
Il ne sera rien de tout ça. Un homme, se présentant sous le nom de Wahid, fait une entrée simple. Il porte une doudoune sans manche, ce qui est totalement banal pour un parisien. Sauf que cet homme n'est nul autre que l'auteur de la pièce. Et le metteur en scène. Et le directeur du théâtre. Wajdi Mouawad expose sa situation : il s'est suicidé. Ambiance.
Le décès de son ami et traducteur Robert Davreu lui a donné envie d'abandonner le projet d'adapter "Philoctète" de Sophocle. Wahid/Wajdi est en panne d'inspiration... Et cela se fait ressentir. Les grands moyens sont utilisés : nudité (voilà, l'éternelle !), pornographie, gros décibels, intégration totale de procédés cinématographiques. Cela fait son petit effet car les images sont remarquables et l'écran strié de lamelles en caoutchou, épatant. On suit l'artiste au pays de Sophocle où il entreprend un voyage entre la vie et la mort. Il se rend compte qu'il n'y a pas de choc culturel entre l'un et l'autre puisque nous sommes déjà morts. Il puisera dans la mort le goût de la vie. Cela part un peu dans tous les sens : il se jette dans les vagues (représentation de la crise migratoire), il divague dans des lieux désaffectés (représentation de la crise économique), il se roule dans des sacs plastiques (la crise écologique), etc.
C'est un peu lourd et décousu mais le travail effectué pour trouver du sens 1. À la vie et 2. Au spectacle, mérite d'être souligné. Il n'y a plus d'idéal mais des désirs de rien, plus rien n'est grand. Apollon est obèse. Zeus est pauvre. Rien de poétique dans ce qui est donné à voir contrairement à ce qui est à comprendre.
Inflammation du verbe vivre est née suite à la mort de Robert Davreu en 2013. Robert Davreu poète devait traduire tout Sophocle pour Wajdi Mouawad. Robert Davreu meurt prématurément et ne peut finir Sophocle dont Philoctète :
Philoctète souffrant d’une morsure de serpent, est abandonné par Ulysse et ses compagnons sur l’île de Lemnos.
Mais Philoctète possède les seules flèches qui pourraient faire gagner la guerre de Troie. Ulysse va récupérer les armes par la ruse…
Wahid (Wajdi Mouawad) ne pouvant mettre en scène Philoctète, part en voyage dans le monde intermédiaire des morts et des vivants. Il désire rejoindre l’ile de Lemnos.
*Rencontrera-t-il Philoctète
*Le sauvera-t-il ?
*Et lui-même Wahid, reviendra-t-il chez les vivants ?
La scénographie d’Emmanuel Clolus est époustouflante, sur un immense écran de projection, nous suivons le voyage de Wahid à travers le temps. C’est du théâtre cinématographique. C’est magique.
Wahid apparaît et disparaît à travers cet écran. Nous franchissons en sa compagnie les barrières fragiles entre :
*le rêve et la réalité
*le domaine des vivants et les morts
*la Grèce d’aujourd’hui et la Grèce antique.
Wahid nous parle du monde contemporain, d’hommes oubliés, démunis, souffrants, un monde peuplé de Philoctète.
*De la Grèce, pays blessé et abandonné.
*D’adolescents s’étant donné la mort, déçus par notre monde.
Mais il nous parle aussi d’amour, amour du théâtre, de la poésie et de la vie.
C’est magnifique, profond, poétique, plein de vérité. C’est bouleversant.
Wahid, Wajdi, unis dans la même quête !
Une quête ? Une reconquête...
Parce que le verbe vivre sera un verbe qu'il faudra reconquérir.
Parce que le verbe écrire est parfois le synonyme du verbe vivre.
Un verbe sujet aux inflammations les plus diverses.
C'est le deuil qui sera le moteur principal de cette reconquête de la vie et de l'écriture, le deuil d'un homme, d'un ami, qui provoque la paralysie créatrice d'un auteur de théâtre un certain Wa... hid.
La mort du poète Robert Davreu chargé de traduire les sept tragédies de Sophocle parvenues jusqu'à nous, des tragédies qu'à entrepris d'adapter et de monter un certain Wa... jid.
Ce spectacle sera un solo. Un singulis.
Wa... jid sera Wa... hid, et va nous raconter le périple à la fois géographique et métaphysique de ce dramaturge qui a définitivement fermé la porte. Cette porte qui ne souffre en principe de ne plus jamais se rouvrir. A moins que...
Une porte qui vous fait vous fait vous retrouver dans l'Hadès, les enfers grecs. Des enfers qui ne seront autres que la ville d'Athènes. C'est là que Wahid va se retrouver pour mener sa quête.
Avec un passeur de Styx un peu particulier en la personne de Lefteris, un chauffeur de taxi.
Wahid, au cours de ce voyage, rencontrera des chiens-guides, des oiseaux, Philoctète, le héros éponyme de la tragédie de Sophocle, Néoptolème, Ulysse, une chaise, une chaussure, des dieux grecs qui ne sont plus ce qu'ils étaient (je vous laisse découvrir...).
Et trois adolescents. Andras. Katarina. Christos.
Ces trois-là ont choisi de ne plus vivre, ils ont sauté le pas, et vont nous expliquer pourquoi. Pourquoi le désespoir dans un pays en proie au chaos, pourquoi la volonté d'en finir, de ne plus continuer. La séquence sera bouleversante.
Mais me direz-vous, comment un solo théâtral peut-il mettre en scène autant de personnages ?
Wajdi Mouawad utilise l'un de ses autres talents, celui de cinéaste.
Sont projetées sur un grand écran fait de fines bandelettes verticales de caoutchouc des images fortes, des images lourdes de sens.
Le comédien, grâce à ce dispositif, va pouvoir dialoguer avec des personnages pré-filmés, il pourra également se perdre dans ces images en les traversant, plonger dans les décors. Et ce, dans les deux sens.
Mais je n'en dirai pas plus.
Certains de ces passages (qui font parfois penser à La rose pourpre du Caire, le film de Woody Allen), certains de ces passages sont d'une stupéfiante beauté formelle, servant le propos avec une belle inventivité et une grande intensité.
Ce que nous dit Mouawad est certes une ode à la vie et à la création.
Mais c'est également un rude pamphlet accablant qui dénonce ce qui peut plonger un pays et son peuple dans le plus noir des chaos économique et moral, provoquant la désespérance générale, et en particulier celle des jeunes.
Le réquisitoire est hélas imparable.
Mais Wajdi Mouawad nous fera également beaucoup rire, par des adresses jubilatoires au public («Qui n'est jamais allé au théâtre dans cette salle ?), par des fulgurances textuelles et également par des métaphores habiles. (Celle concernant Star Wars est épatante ! )
La quête de cet homme de théâtre se poursuivra, et s'achèvera avec une scène qui n'est pas sans rappeler celle que nous a déjà proposée Ivo Van Hove. (Je vous laisse seuls juges.)
Ce spectacle est à la fois bouleversant, foisonnant, épique, onirique, fantastique, c'est un spectacle qui dénonce, qui secoue, qui enchante, qui dit et montre les choses, qui fascine, qui captive, qui ouvre le champ des consciences...
Et qui redonne espoir !
Un spectacle de Wajdi Mouawad, quoi.
A ne pas manquer !