Critiques pour l'événement Mademoiselle Chanel en hiver
24 janv. 2023
8,5/10
4
L'allure de Chanel !

S'il y a bien un personnage controversé, fascinant et complexe, c'est bien la grande "Coco".

Sortie de la misère, puis accédant aux plus hautes sphères, femme libre protégée par Churchill, maîtresse d'un officier allemand, transgressive, subversive .....
Comment ne pas être fasciné par une telle personnalité ?

Thierry Lassalle a choisi un épisode particulier de sa vie, celui de son exil au bord du lac Léman.
Pour tromper son ennui, elle se raconte à son ami Paul Morand, collabo notoire lui aussi exilé.
De ces entretiens naîtra "L'allure de Chanel", qui nous restitue dans la langue étincelante de l'écrivain l'insaisissable Coco.

Dans un décor très chic aux allures de Beau Rivage, mis en scène avec beaucoup de finesse par Anne Bourgeois, deux comédiens formidables nous offrent une joute verbale passionnante.

Catherine Silhol incarne Mademoiselle avec beaucoup de panache et de désinvolture. Toute la classe de la grande dame de la mode resurgit sous nos yeux.
Christophe Barbier est un Paul Morand parfaitement juste, mélange d'intelligence et de bassesse.
Paul Morand qui, à l'instar de Céline, est à la fois un grand écrivain et un collabo antisémite détestable.
Le comédien, avec beaucoup de talent, nous donne à voir les deux facettes de la personnalité de l'académicien.
Seul Emmanuel Lemire ne nous a pas convaincu dans son rôle de l'officier allemand. Ni par son jeu, ni surtout par son faux accent.
Endosser le costume d'un nazi est un pari bien difficile que peu sont capables de relever.

Une des très bonnes pièces de ce début d'année, au succès bien mérité.
21 janv. 2023
10/10
4
« Mademoiselle Chanel en hiver » de Thierry Lassalle dans une mise en scène d’Anne Bourgeois sur la scène du théâtre de Passy est un huis clos à la mode suisse, sur fond d’un trio révélateur d’un passé encombrant.

Nous sommes en 1946 : Mademoiselle Gabrielle Chanel, dite Coco Chanel, a délaissé son paradis, l’hôtel Ritz de Paris, pour fuir la France grâce à l’aide de son ami Winston Churchill.
(Une anecdote en passant, elle a rencontré Churchill pour la première fois en 1927 dans le relais de chasse « Woolsack » à Mimizan (propriété du Duc de Westminster, son amant), où elle venait se ressourcer, il disait d’elle « Cette fameuse Coco apparut et j’en fus tout de suite séduit ». Un lieu fréquenté par des invités de marque comme Salvator Dali, Charlie Chaplin, Suzanne Lenglen ou encore Georges Carpentier, un lieu que je connais très bien pour y avoir séjourné à maintes reprises.)
Sa liaison avec un officier allemand qui l’a manipulée, agent des services de renseignements nazis, antisémite jusqu’au bout des ongles, le baron Hans Gunther von Dincklage, dit Spatz, compromet son avenir dans une France en pleine épuration à la libération.
Tout comme pour Paul Morand, l’écrivain, ambassadeur de France en Roumanie sous le régime de Vichy, antisémite notoire qui rêve d’appartenir à l’Académie Française. Il est engagé par Coco Chanel pour écrire ses mémoires, « L’allure de Chanel ». Un parcours de vie riche en rencontres, en joies, en peines, mélangeant le cocasse au tragique, un livre qui deviendra un best-seller bien après sa mort en 1976 tout en réussissant à se faire élire à l’Académie au fauteuil n°11, celui de Maurice Garçon : une obsession enfin « récompensée ».

Dans une ambiance jazzy au son de la musique de Nicolas Jorelle, dans le somptueux décor de Jean-Michel Adam, cigarette à la main, en regardant par la fenêtre, Coco Chanel nous accueille dans un salon feutré d’un palace à Saint-Moritz. Elle est tendue, impatiente de retrouver « sa vie », elle n’arrive pas à se concentrer sur la lecture d’un livre de George Sand, qui l’ennuie profondément : on vient d’arrêter Jean Cocteau.
Paul Morand arrive d’un pas décidé, lui aussi ayant appris la nouvelle.
Tous deux sont en exil selon Coco Chanel qui ne considère pas être dans un lieu de villégiature, loin de cette France qui les rejette, de sa boutique rue Cambon qui lui manque tant…pour Paul Morand, « l’exil est un lourd sommeil qui ressemble à la mort » : cette phrase résume à elle seule la pièce.

Dans un ballet délicieusement orchestré par Anne Bourgeois, glissant les pas de leurs répliques sur une musique symphonique où l’orage côtoie la douceur d’un paysage suisse, nos deux protagonistes vont s’en donner à cœur joie dans l’expression parfumée au n°5 des répliques ciselées par Thierry Lassalle, laissant libre cours à leurs rancœurs, leurs agacements, Paul Morand lui suggérant de nuancer ses jugements comme elle nuance ses créations.
Deux personnalités mises au banc par une société qui ne les comprend pas : qu’ont-ils fait de mal ? Un Paul Morand qui pour se dédouaner de ses prises de position se présente comme « l’enfant de son époque et de son milieu ».
L’arrivée de Spatz qui, bien qu’étant recherché par la police, bravera tous les interdits pour rejoindre son Amour, va donner un peu de piment à cette vie qui devenait trop plan-plan, loin de tous les tumultes qui sont le carburant, la flamme de leurs raisons d’être. Une escapade à Lausanne embellira un temps cette fleur qui s’épanouira pour très rapidement se faner lamentablement avec une Coco Chanel qui est addicte à la morphine…une potion qui soulage tous les maux…

De belles scènes alimentent habilement cet épisode trop méconnu de la vie de Mademoiselle Chanel, comme son altercation avec le valet de pied François, juif de religion, lui reprochant d’avoir serré la main d’Hitler. Il deviendra son homme de confiance, ou ces scènes avec Morand et Spatz où elle donne de la voix, tel un volcan en éruption, pour laisser apparaître au grand jour ses blessures, son inaptitude au bonheur : vivre tout simplement dans l’Amour de la vie, du partage, encore faut-il laisser la porte ouverte à l’inconnu qui lui fait peur.
Ce n’est pas le repas des fauves, mais nous n’y sommes pas très loin !

Les expressions de Caroline Silhol dans le rôle de Mademoiselle Chanel sont tout simplement exquises, elle donne une lumière à ce personnage frustré des plus flamboyantes, passant de la tristesse à la joie dissimulée dans un battement de cils à faire fondre plus d’un homme.
Christophe Barbier, devenu un inconditionnel des planches donne dans son jeu une conviction certaine à cet écrivain controversé, immoral, dans une aisance sur scène audacieuse.
Ils ont une complicité de jeu que l’on apprécie agréablement. Emmanuel Lemire quant à lui, à la carrure réconfortante, la quille qui vient bousculer une routine qui commence à s’installer, avec un charmant accent, donne un peu de légèreté à une atmosphère qui devenait pesante.
François alias Thomas Espinera, à l’œil espiègle, à la discrétion délicate, se faufilera tel un poisson dans l’eau dans ce huis clos embarrassant. Un valet de pied secondé par Lucie Romain et Bokai Xie.
Une belle distribution habillée tout en élégance par Jean-Daniel Vuillermoz.

Une parenthèse qui met au grand jour par le petit bout de la lorgnette un épisode où la corruption avait sa place dans une société où les compromis se distillaient comme on dit bonjour.