Critiques pour l'événement Les femmes à la maison
17 mai 2022
9,5/10
2
Femmes des années 50, 70, 22…

La pièce de Pauline Sales a au moins un point commun avec l’ensemble des personnels enseignants français : on y compte trois femmes pour un homme.

Si à l’Education Nationale, on est habitué depuis longtemps à cet état de fait, sur un plateau de théâtre, c’est suffisamment assez rare pour être relevé.

Cet homme, c’est Joris.
Un homme à femmes ? Certes oui, mais pas au sens habituel de cette expression.


Les femmes de Joris, ce sont ces plasticiennes, peintres, dessinatrices, sculpteures, photographes, auteures, à qui il va prêter une maison, à partir des années 50, afin qu’elles puissent entrer en résidence et qu’elles puissent se réaliser en tant qu’artistes-femmes.

Cette fameuse maison, à l’instar de la Cerisaie tchekhovienne, sera un personnage à part entière.
Nous en verrons d’ailleurs bien des facettes.

Je vous laisse découvrir par vous-mêmes la très jolie et astucieuse scénographie de Damien Caille-Perret.

Une nouvelle fois, Pauline Sales va partir de l’intime pour déboucher très finement sur un propos politique et sociologique.
Ici, il sera question d’évoquer, à travers trois époques successives, l’évolution du féminisme en posant un regard sur des femmes artistes.

Il va donc s’agir de proposer au spectateur un miroir de la société des années 50, 70, et celle de nos jours.
Bien des thèmes seront abordés : le rapport à la gent masculine, au patriarcat, la capacité ou non à envisager l’indépendance, mais également les rapports entre les femmes elles-mêmes ou encore les implications des origines sociales sur cette question.

Les trois époques correspondront à trois phases très précises de l’évolution moderne de la condition féminine et artistique.
Années 50, le temps où dans le groupe nominal "les femmes de la maison", la préposition "de" était remplacée par "à".
Ce sera alors la volonté de se libérer du carcan et de la domination masculine, le besoin de trouver enfin une indépendance et une identité artistique.

Les années 70 verront arriver en droite ligne des USA le désir de liberté, d’émancipation.

De nos jours, il sera question du refus de l’instrumentalisation sous différents formes du concept d’artiste-femme.


On s’en doute, évoquer ce sujet comporte un risque : celui de tomber dans des clichés éculés et poussif.
Ici, il n’en est absolument rien.


Melle Sales, par la double entrée femme / artiste est parvenue très subtilement à dépasser le propos « purement » féministe et féminin.


Et puis, il y a un autre élément qui contourne ce piège : à côté de ces artistes, elle a eu l’excellente idée d’introduire d’autres personnages, à savoir les femmes de ménage qui vont côtoyer les invitées.

Ces employées de maison auront elles aussi leur mot à dire !

De plus, comment passer sous silence l’humour qui émaille les deux heures que dure la pièce ?
On connaît bien la belle écriture de Pauline Sales, une écriture à la fois intense et ciselée, avec des formules épatantes qui déclenchent des rires très sains.
(Le texte est publié aux Solitaires intempestifs.)

Joris, c’est Vincent Garanger, co-directeur avec Pauline Sales de la compagnie A l’envi.
C’est lui qui va interpréter ce philanthrope qui, en souvenir d’un amour perdu, entreprend pendant de nombreuses années d’offrir pour quelques semaines un havre de paix à ces filles-artistes.

Le comédien excelle dans le rôle pas si évident que cela de ce personnage en apparence jovial, patelin, bon enfant, édictant pourtant des règles assez strictes quant à l’occupation de son habitation.
Pas si évident que cela car ici, il s’agit d’exprimer une image masculine très éloignée du macho et du misogyne de base, sans tomber pour autant et là encore dans des clichés ou des stéréotypes.

M. Garanger jouera également un autre rôle, celui de la dernière employée de maison.

Une autre excellente idée de la dramaturge-metteure en scène.

Tous les autres personnages seront interprétés par trois comédiennes, Olivia Chatain, Anne Cressent et Hélène Viviès, qui interpréteront chacune plusieurs rôles.
Ces comédiennes connaissent bien la metteure en scène, pour avoir de nombreuses fois déjà travaillé avec elle.
Une belle énergie émane de ce trio-là, une vraie cohérence est immédiatement palpable.

Elles nous réservent de très beaux moments, comme ces scènes avec les coussins-vulves (là encore, je ne développe pas plus avant) ou ces passages consacrés à la libération des corps.

Une interrogation émane de la troisième partie de la pièce, l’époque contemporaine.
Ce personnage d’auteure, confrontée à deux plus jeunes consœurs plus radicales qu’elle, ce personnage-là ne serait-il pas le double de Pauline Sales ?
Allez donc savoir…


Cette entreprise artistique, où le fond se dispute à la forme en terme de réussite, fait d’ores et déjà partie des grands moments de théâtre de cette saison 21/22.


Au fait, vous reprendrez bien un doigt de kir ?