Critiques pour l'événement La Ronde
25 nov. 2016
10/10
88
Décidément, Anne Kessler, en plus d'être la grande comédienne que l'on sait, confirme être une vraie grande metteure en scène.

Inventive, inspirée, qui ose, qui assume ses partis-pris et qui réussit dans ses entreprises.

En adaptant avec Guy Zylberstein cette Ronde schnitzlerienne, elle nous propose une magnifique et très pertinente déconstruction-reconstruction de cette troublante pièce.

J'irai même plus loin : je suis certain qu'elle vient de poser un jalon important dans l'histoire de la mise en scène de cette pièce.

Mais un retour dans le temps s'impose.
Vienne. Autriche. 1922.
Sigmund Freud trouve alors qu'Arthur Schnitzler est son "double littéraire".
Le père de la psychanalyse redoutait même de rencontrer le dramaturge.

J'en veux pour preuve ce qu'il lui écrivait :
"[...] votre dissection de nos certitudes culturelles, conventionnelles, l'arrêt de vos pensées sur la polarité de l'amour et de la mort, tout cela éveillait en moi un étrange sentiment de fraternité. [...]"
Voici donc les deux concepts clefs lâchés.

L'amour et la mort.
Eros et Thanatos.

Cette Ronde, en dix tableaux, c'est cela : dix archétypes sociaux de la Vienne des années 1900, qui ne devraient pas se rencontrer, mais qui, par la force des choses, finissent par se trouver et se lier au moyen de l'acte sexuel, le point commun de ces dix tableaux.

Schnitzler pensait en effet que seuls le sexe et la mort abolissaient les inégalités sociales.
Il a d'ailleurs souvent répété qu'un onzième personnage rôdait dans sa pièce, un personnage qui n'était autre que le fléau mortel de l'époque, la syphilis, et donc la camarde, la faucheuse.

La ronde amoureuse se transforme alors en ronde mortelle.

C'est d'ailleurs ce qui vaudra à l'auteur une vraie censure.
Ça et les lignes de pointillés dans son texte signifiant clairement les dix actes sexuels.

Anne Kessler a donc bien saisi le propos de l'auteur : ici, l'important, c'est de mettre en évidence les désirs et les fantasmes des personnages. 

Pour ce faire, pour mettre en évidence cette ronde, elle a imaginé un dispositif scénique appelé la tournette, une espèce de plateau tournant sur lequel évolue les comédiens.
Une sorte de "Tournez manège" au Vieux-Co.

Les dix couples y évoquent donc ces désirs et ces fantasmes, l'un des deux personnages restant pour le tableau suivant, et ainsi de suite.

L'acte sexuel, les lignes de pointillés du texte, étant évoqués à chaque fois par une projection vidéo de volée d'oiseaux.

Guy Zylberstein et Anne Kessler ont choisi de transposer la pièce dans le Berlin de la fin des années 50.
Ils ont ajouté le fameux onzième personnage.
En l'occurrence, il s'agit d'un plasticien à la recherche de ses parents biologiques.

Mais ne nous y trompons pas : ce onzième personnage est celui que Schnitzler décrivait  comme la mort.
La mort qui rôde, la mort jamais loin de l'amour, la mort qui chercherait dans cet amour son origine, la première des cinq questions que se pose le personnage.
Vertigineux.

Dans ce rôle, Louis Arène est parfait.
Son texte (entièrement écrit par Guy Zylberstein), il le dit avec un micro, d'une voix doucereuse, suave, mystérieuse...

Bien entendu, les autres comédiens français sont à l'unisson : épatants de justesse, de crédibilité, émouvants, drôles, enchanteurs, captivants.

De par une direction d'acteurs précise et rigoureuse, Melle Kessler a une nouvelle fois su en tirer la quintessence.

Avec une mention spéciale, même si les filles sont excellentes, mention spéciale donc à Hervé Pierre, Laurent Stocker et Nâzim Boudjenah qui illuminent chacun leur tour ces tableaux, chacun à sa façon.

Qu'il a dû être difficile de mémoriser ces mouvements, cette véritable chorégraphie, sur ce plateau tournant !

J'ai vraiment été subjugué par cet art "kesslerien" de mettre l'action en espace, cet art de faire bouger les corps, ce parti-pris presque organique, qu'on trouvait déjà dans la Double inconstance (qui sera d'ailleurs redonnée au printemps à Richelieu.)

Je persiste donc et je signe : Anne Kessler, en dépoussiérant cette Ronde, confirme s'il en était encore besoin, qu'elle est devenue une metteure en scène incontournable de notre PTF, notre paysage théâtral français.
24 nov. 2016
10/10
10
Écrite en 1897, publiée puis censurée, cette pièce d’Arthur Schnitzler est créée en 1920. De nombreuses adaptations théâtrales et cinématographiques se sont succédées, tant moins pour sa sulfureuse réputation que pour les manifestes propositions de jeux qu’elle représente. La créativité des metteurs en scène et le travail des comédiens y sont à l’honneur.

Dix dialogues entre un homme et une femme composent la pièce. Dix couples différents. Le propos de chacun de ces dialogues est de présenter les préliminaires et le juste-après de l’acte sexuel, à quelques orgasmes près. De la prostituée à l’homme marié en passant par le soldat, la comédienne et l’aristocrate, les personnages vont se succéder d’un couple à l'autre selon une logique proche d’une comptine enfantine, le voisin se retrouve dans le couple de la voisine (ou inversement) pour composer un nouveau duo et ainsi de suite. La farandole nous embarque dans une "ronde d’amour" (titre originel de Schnitzler) dans laquelle nous observons la réalité amoureuse de la société Viennoise de la fin du 19ème siècle, vue par Schnitzler.

La version scénique de Guy Zilberstein et la mise en scène d’Anne Kessler s'emparent du texte avec un parti-pris novateur et une idée aussi audacieuse que magistrale : L’ajout d’un narrateur dont on ne sait s'il guide la ronde ou s'il l'utilise.

Ce personnage est celui d'un plasticien préparant une installation un peu spéciale, construite avec des comédiens qu'il embauche pour jouer dix hypothèses de recherche de ses parents biologiques. Prenant place dans la mise en abyme ou la vivant en parallèle, il commente la ronde, impudique et inquisiteur. Entre didascalies orales et voix off d'un documentaire. Il semble rechercher parmi ces couples une vérité, une découverte, peut-être un apaisement concernant ses propres origines. Cette proposition complémentaire de théâtralisation captive l'attention, suggère des réponses aux questions que pose cette ronde.

C’est d'une ronde des désirs qu'il s'agit. Une quête permanente de jouissances immédiates, d'amours improbables et de bonheurs vains. Tout cela est dévoilé et mis à nue, au sens propre comme au figuré, dans l’intimité d’une chambre, d'un salon ou d’un couloir, d'un jardin ou sur le quai d'un fleuve. Les scènes se jouent sur un plateau rond tournant sur lequel des espaces stylisés servent de décors.

Nous sommes plongés dans un univers onirique où nous nous confrontons à la crudité de rêves malicieux et de fantasmes secrets, entre songes et mensonges, entre élans sincères ou calculés. Les émotions nous font passer du rire au charme, de la séduction à la dévotion, de la désinvolture à la passion. Une riche palette de sensations nous est offerte, présentant la sexualité sous différents reflets, du baiser volé au coït consommé, sans jamais la combler d'amour heureux.

Les comédiens de la troupe subjuguent par la finesse, l'élégance, la précision et l'intensité de leurs jeux. Ils resplendissent dans la légèreté comme dans la gravité des relations entre amants. Ils sont drôles et émouvants.

Une inventivité exigeante et une esthétique réussie rayonnent dans ce spectacle d’une qualité et d'une originalité qui fera sans aucun doute date. Une "Ronde" magnifique. Splendide, intimement et spectaculairement beau.