Critiques pour l'événement Au bord
31 mars 2022
8,5/10
3
Tout est parti d’une photo… Mais pas n’importe laquelle : une soldate américaine tenant en laisse un prisonnier iraquien dénudé qui se tient au sol dans la prison d’Abou Ghraib . Une photo qui ne laisse personne indifférent. Cette photo fut publiée en 2004 par le Washington Post. Ce n’est pas une photo de reporter, ni celle d’un correspondant de guerre. Il s’agit à l’origine d’un cliché pris par un autre soldat pour garder une trace numérique de cet instant, sans doute pensé comme une rigolade entre potes ou soldats.

Ce cliché insoutenable a sauté aux yeux de l’auteure Claudine Galéa qui a fait une fixation sur cette photo. Photo qui se retrouve épinglée chez elle et qui va remuer son esprit en profondeur. Bien sur en premier lieu, il y a l’inhumanité de ce cliché qu’elle dénonce avec force, mais c’est surtout le point de départ à une impressionnante introspection de l’auteure : fascination, sexe, enfance, panne de création,…

Cécile Brune, seule sur la scène, nous fait part de ses réflexions. Cecile Brune, c’est une voix sublime et chaude, un brin rocailleuse, on pourrait fermer les yeux et se laisser porter par sa voix. Mais vous rateriez sa prodigieuse présence sur ce plateau, il faut la voir irradier dans ce décor qui se fait oppressant. Son chemisier bleu turquoise est la seule note de couleur vive dans le gris du décor.

La mise en scène de Stanislas Nordey est d’une simplicité fluide qui met la comédienne en valeur. Nous profitons d’une sacrée leçon de théâtre, son jeu est précis et tout en subtilité. Elle donne vie à ce texte rude et intense avec un rythme qui lui est propre. Nous sommes captifs de son discours, curieux de savoir où ses pensées vont l’emmener. Par moment, nous sommes transpercés par l’effroi, presque en apnée lors de certaines phrases dont l’issue parait incroyable. Lorsque le noir se fait, nous sommes un instant sidérés avant d’applaudir à tout rompre la performance qui vient de se dérouler sous nos yeux. Cécile Brune a les yeux humides lors des saluts, nous aussi.
20 mars 2022
10/10
3
Laisse…

Un verbe à l’impératif. Un nom commun… Aussi.

Au bord. Une auteure. Un texte. Une comédienne.
Comme une incandescence, comme un fer rouge qui vous marque profondément. Pour longtemps.

Tout est parti d’une photo.

De celles qui vous marquent à jamais. De celles qui ne peuvent pas être superposées par d’autres et immédiatement oubliées après l’avoir vue pour la première fois.

Ce terrible et insupportable cliché a sauté à la figure, aux yeux, à l’esprit, au corps de Claudine Galéa en 2004.
Le Washington Post, puis Le Monde.

Une laisse. Avec deux personnes aux deux extrémités.

Une soldate US du côté de la poignée, un prisonnier irakien nu à terre, à l'autre bout, attaché à un collier au crochet métallique.

Au départ, cette photo n’a rien de « politique ». Il ne s’agit pas d’une photo prise par un correspondant de guerre en reportage à la prison d’Abou Ghraib.
Cette photo n’a pas été shootée pour témoigner de l’horreur de la torture. C’est l’un des premiers instantanés numériques, pris par un autre soldat, peut être un ou une pote de chambrée, pour rigoler, pour « immortaliser » un moment qu’il ou elle pensait sans doute être du dernier drôle.

Claudine Galea a évidemment perçu l’inhumanité émanant un d’être humain décidé à ôter cette même humanité à l’un de ses semblables, lui refusant le droit d’exister en tant qu’homme.

Si elle nous pousse à nous questionner sur le type de relation que nous pouvons avoir avec la chose imagée, elle parvient brillamment à dépasser tout ceci pour nous livrer une vertigineuse introspection.

Le personnage sur scène, ce sera elle. Elle qui nous raconte, qui se raconte. Elle qui se projette.

Elle qui nous informe des trente-neuf versions préalables de son texte définitif, du déclencheur final que fut la lecture du livre de Dominique Fourcade, En laisse.

Elle qui nous dit s’être retrouvée récemment « larguée » par une autre femme. Une blessure mettant fin dans la douleur à une forte relation amoureuse.

Ces deux axes vont donc déboucher sur une intense réflexion sur le désir amoureux, sur une projection incroyablement intime, sensuelle, érotique dans cette soldate.
En tant qu’auteure, Claudine Galea se projette dans ce bourreau féminin, mais tente également de la séduire et d’être séduite par elle.
C’est là le passionnant intérêt de cette entreprise dramaturgique qui n’aurait pas été écrite si le tortionnaire était un homme.

Un troisième angle consiste à nous dire en quoi une enfance et surtout une mère ont pu aboutir et en quelque sorte être responsables de la situation dans laquelle se retrouve l’auteure.

La voix.

Celle qui nous manquait tant, cette voix grave rauque, rocailleuse qui résonna si fortement et si brillamment sur les trois plateaux de la Comédie Française.

Une voix que votre serviteur avait hâte de retrouver !

Cécile Brune, mise en scène par Stanislas Nordey, va purement et simplement nous donner une grande et magistrale leçon de théâtre.

Elle est donc seule, au sein d’un espace oppressant, une sorte de cellule à deux niveaux, aux lignes de perspective prononcées.

La belle scénographie d’Emmanuel Clolus témoigne d’un enfermement spatial, certes, mais peut-être et avant tout d’un enfermement intérieur.

Elle apparaît perchée à jardin sur une table métallique, dès lors que le rideau sur laquelle a été progressivement dévoilée la photo en négatif ait été tiré.

Au milieu de cet espace très connoté, son chemisier turquoise sera la seule couleur, avec un rappel d’une une bande de cuir assortie sur les chaussures.

Comme pour nous dire que tout n’est pas perdu, cette couleur symbolisant le statut d’être humain du personnage au sein d’un espace déshumanisé.

La descente au plus profond de soi sera évoquée par une sorte de fenêtre-miroir lumineuse.

Le patron du TNS est parvenu faire en sorte que la comédienne donne une double dimension physique au personnage : elle est la fois « perdue » dans ce lieu angoissant, tout en étant éclatante de force et de présence.

Mademoiselle Brune va nous hypnotiser, à dire ce texte écrit au scalpel, un texte brut et sans concession, avec de longues tirades sans ponctuation, souvent lancinantes.

Elle insuffle ce texte un rythme, une pulsation et une respiration propres.

La comédienne use de son immense palette de jeu pour nous sidérer, nous horrifier, nous glacer, nous bouleverser, mais également pour nous faire comprendre de façon on ne peut plus précise la fascination au sens premier du terme de Claudine Gaea pour la soldate Lynndie England.

Je vous assure que l’entendre affirmer « La laisse va aux filles » vous procure des frissons dans le dos.
L’anaphore « Je pense que... » résonne comme une implacable litanie, déclarée alors que durant un long et imperceptible fade-out, l’obscurité envahit le plateau.

Et si cette plongée inéluctable dans le noir ne concernait pas seulement que la scène de La colline ?

Il faut absolument assister à la brillante et passionnante re-création de cette pièce, servie au mieux par une brûlante et bouleversante Cécile Brune.
C’est évidemment un spectacle incontournable de cette fin d’hiver !