Critiques pour l'événement Médée (Candoni)
19 févr. 2016
9,5/10
96
Que reste-t-il, en 2016, du mythe de Médée qui a inspiré à Corneille sa première tragédie ?

Nicolas Candoni prend le parti pris d’en garder un horrible mais banal fait divers comme il y en a régulièrement dans les pages de nos journaux : celui d’une femme amoureuse, trahie, blessée et surtout meurtrie par un amour illusoire qui s’en est allé faire son nid ailleurs. Alors, de désespoir bien plus que de raison, elle en vient à vouloir faire souffrir autant que son cœur saigne, quitte à s’en prendre à ses propres enfants, souvent au cœur de ce genre de conflit familial.

Il conserve une partie des vers cornéliens, pas évidents à mettre en scène de nos jours, retravaille l’ensemble du texte et de la dramaturgie, tronque une partie, en redistribue une autre, revoit les personnages et leur donne à chacun une couleur, visible dès leur entrée sur le plateau. Ne demeure que l’essentiel, le cœur même de la tragédie où tout est juste et justifié. Sans trahir l’auteur, il emmène tous les protagonistes dans son propre univers, à la fois visuel et sonore, mais surtout émotionnellement fort pour en faire une transposition de qualité.

C’est au moment de franchir les portes du Studio-Théâtre d’Asnières que l’on entre dans l’histoire de Médée avec cette sensation de débarquer dans une salle des fêtes où se déroulerait une cérémonie de mariage dont la décoration sobre et raffinée témoigne d’un bon goût exemplaire, d’une pureté rayonnante mais aussi d’un bonheur immaculé. Sur le plateau, une arche de ballons blancs, dont l’ouverture représente un cœur, prolonge ce ressenti de plénitude. Cela tombe bien, c’est justement d’amour dont il est question ici, mais uniquement dans la partie la plus violente et la folle de ce sentiment, à cet instant où le bonheur a cédé sa place à une douleur infinie. Arrive alors Jason (séduisant Guillaume Blanchard) qui, après avoir montré sur son smartphone ses dernières conquêtes, nous fait comprendre qu’il s’apprête à convoler en justes noces avec Créuse (envoûtante Mathilde Moulinat). Il vient de répudier Médée (touchante Catherine Hirsch), la mère de ses deux jeunes fils, et projette de s’engager dans une nouvelle vie de famille.

L’entrée de la nouvelle belle-mère est particulièrement percutante. Celle-ci, souhaitant se faire accepter, tente d’acheter l’affection des enfants en leur offrant un cadeau. Si l’aîné parvient à tomber dans le piège, en revanche le plus petit semble davantage capricieux et Jason devra ruser pour obtenir son consentement. Paul Masure et Kyllian Robaine jouent leur rôle avec un naturel incroyable et une spontanéité déconcertante. De son côté, Médée rumine sa colère, bannie par Créon (formidable Claude Guyonnet), le père de Créuse. Aveuglée par sa douleur et troublée par les vapeurs d’alcool qu’elle partage avec Nérine (sensible Ludmilla Dabo), confidente mais aussi nourrice des enfants, elle va peu à peu sombrer dans une folie meurtrière dont elle nourrit son désir de vengeance et que rien ne pourra enrayer. Tandis qu’en guise de lit nuptial, c’est le tombeau qui attend Créuse, l’émotion affleure, jusqu’à cette terrible scène où, ne pouvant emmener avec elle la chair de ses entrailles, Médée sacrifie sa descendance dans un dernier geste d’amour, nous faisant ainsi échapper une furtive larme, poussée au précipice de nos yeux par sa détresse et la solitude qui s’empare d’elle, interdite, après la réalisation de ce funeste dessein.

Nicolas Candoni s’impose véritablement comme un jeune metteur en scène prometteur à suivre de très près. Il possède le talent de transformer en or n’importe quel texte par une mise en scène pertinente et cohérente, sans aucune fausse note, avec une réelle intention de servir le sens et l’émotion offerts par l’auteur. Il nous le prouve à nouveau avec Médée, plus contemporaine que jamais, faisant entendre la langue de Corneille de manière provocante, dans une transposition sublimée de sa tragédie, à la fois mythique et actuelle, compréhensible et terrifiante.