Critiques pour l'événement Il n'y a pas de Ajar
2 oct. 2023
9/10
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Il est toujours un peu difficile de parler d’un spectacle qui a été un choc et pas seulement théâtral.
Découvert l’an dernier aux Plateaux sauvages, où il a été créé, et revu hier au théâtre de l’Atelier, Il n’y a pas de Ajar est le premier texte de Delphine Horvilleur écrit pour le théâtre.
Sous-titré Monologue contre l’identité, il concentre quelques-uns des principaux sujets humains, politiques et artistiques qui agitent notre époque : la menace identitaire, le repli sur soi, le spectre de « l’appropriation culturelle », le rapport entre réalité et fiction.

L’autrice a écrit que le métier qui se rapproche le plus de son « métier » de rabbin c’est celui de conteur : elle transmet aux gens des récits qui les aident à vivre. C’est cette connexion entre tradition juive et littérature que Delphine Horvilleur explore ; et c’est au travers d’une mystification littéraire, l’invention par Romain Gary d’un écrivain nommé Émile Ajar, qu’elle va décortiquer les obsessions identitaires qui empoisonnent notre société.
Elle imagine qu’Ajar a eu un fils prénommé Abraham et c’est ce fils, doté d’un humour caustique, qui s’adresse à nous. Impossible ? Fiction de la fiction ? Pourtant Émile Ajar s’est bel et bien vu décerner un prix Goncourt, pourquoi n’aurait-il pas eu un fils ? A travers l’ontologie du personnage, c’est notre propre ontologie que Delphine Horvilleur interroge. L’époque est à l’essentialisation. L’humain doit-il vraiment rentrer dans une case qui le définit ?

"Si t’es complètement, immanquablement toi-même, alors y’a rien à dire. C’est le mutisme de la plénitude. Et c’est là qu’elle attaque et qu’elle s’accroche, cette saloperie. Tu sais « l’identité », comme ils l’appellent tous. […] Elle bouffe toute la place : elle fait se sentir « bien chez soi » à la maison et en manque de rien. Et c’est comme ça qu’on devient muet, con, antisémite, et parfois les trois à la fois."

Le sujet de ce texte, magnifiquement mis en valeur par la mise en scène de Johanna Nizard et Arnaud Aldigé et la scénographie de François Menou, c’est ça : nous ne sommes « pas que », pas que ce que nous croyons être. Et pour faire place à l’autre, il faut déjà accepter l’altérité qui est en soi. Nous ne nous réduisons pas à notre religion, notre origine, notre sexe, notre identité de genre ou notre orientation sexuelle, pas plus qu’à notre ADN. Et c’est l’incomplétude, le manque qui nous pousse à créer.

Si, comme le dit Abraham « on est toujours [les enfants] de nos bibliothèques, les fils et les filles des histoires qu’on a lues ou entendues », alors pourquoi Abraham Ajar serait-il moins réel que vous et moi ? Johanna Nizard incarne, au sens fort du terme, Abraham dans tous ses états, se transforme sous nos yeux pour, de mue en mue, revenir à sa forme première. Une interprétation d’une telle virtuosité sur un texte de cette force, avec la scénographie idoine – des miroirs étroits délimitent l’espace de jeu, reflétant nos identités diffractées -, on l’espère vaguement à chaque fois qu’on met les pieds dans une salle de spectacle.

C’était hier 30 septembre la dernière au théâtre de l’Atelier mais il y a une grande tournée (@envotrecompagnie). En attendant une reprise, sans aucun doute, à Paris - la standing ovation de dix minutes de samedi autorise à le croire. Abraham vous attend….