Notre Interview de Vincent Tordjman
La pièce L'Etre ou Pas raconte l’histoire de deux voisins joués par Pierre Arditi et Daniel Russo. Ils se croisent régulièrement dans la cage d’escalier de leur immeuble et échangent sur la religion, la culture juive... Comment on l’est ou on le devient : "Est juif celui qui ne nie pas qu'il l'est, quand il l'est."
Ces questions sont traitées avec beaucoup de dérision. Même sur des thématiques abordées dans une multitude de pièces de théâtre, de nombreuses répliques savoureuses nous surprennent, nous font beaucoup rire.
Formé à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs à Paris, spécialisation scénographie (déf. : art d'organiser l'espace, mettre en lumière, choisir les costumes pour les spectacles), Vincent Tordjman crée du mobilier design, des décors de théâtre et des scénographies depuis 16 ans. Il a travaillé pour de nombreux théâtres, dans le monde entier. En France, il a créé pour La Colline, Les Abbesses... et plus récemment le Théâtre Antoine. Pour son ouvrage d’art en forme d’escalier qui trône au milieu de la scène de L’Etre ou Pas, il a été récompensé du Triomphe AuBalcon du plus joli décor. Un imminent spécialiste l’a même comparé à une tour de Babel contemporaine, d’inspiration "quasi-Bauhaus" (petit compliment qu’on fait à un architecte quand il a fait du bon boulot). |
Nous avons souhaité en savoir plus sur son métier de scénographe-créateur
de décors en général, et cette structure en particulier.
Parlez-nous un peu de L’Etre ou Pas, qu’est-ce qui vous a plu dans cette pièce ?
J’aime bien l’ambiguïté qu’il y a dans le texte.
Elle s’aventure sur un terrain peu habituel dans lequel on peut avoir des surprises. Je n’aurais pas voulu qu’il y ait une perception du texte trop fermée, trop localisée dans le ressort de la comédie.
Elle se passe à la fois dans un univers familier, quotidien... et inquiétant. Je suis allé dans ce sens avec la scénographie, en cherchant à renforcer les sensations de mystère.
Quels éléments aviez-vous au début de votre travail sur le décor ?
Je lis le texte et m’en détourne assez vite. La scénographie n’est pas contenue toute entière dans le texte, à part dans du Tchekhov, qui écrivait des didascalies hyper précises. Je cherche à ce qu’elle soit utile à la représentation, qu’elle apporte des possibilités supplémentaires à la mise en scène.
Dans l’Etre ou Pas, l'action est située dans un hall d’immeuble. Assez vite, j’arrive avec une maquette que je montre au metteur en scène et à l’équipe. En général, le projet démarre un an avant la première représentation, là le délai était plus court. Seulement quelques mois.
Une lecture a été faite avec la maquette du décor en escalier. A cette occasion, l'équipe discute, les comédiens font des remarques. L’escalier a aussi de la fonction : il permet les entrées, les sorties, les comédiens vont l’utiliser tous les jours.
Je me suis amusé du fait que chacun voulait que je dessine sa cage d’escalier. L’auteur Grumberg voulait un tapis sur l'escalier comme chez lui, moi ma cage d’escalier des années 90 est encore différente. Mais j’aime bien chercher des pistes qui se décalent des a priori. J’essaye d’explorer de nouveaux chemins. La cage d'escalier n'est donc ni celle de l'un ni de l'autre, j'ai effacé les détails et chacun peut projeter son image.
Pourquoi avoir conçu le décor de cette manière ?
Je fais confiance à mon intuition. Cette idée peut venir d’un bâtiment que j’ai vu, d’une expo, mais toujours de sensations liées à la perception de l'espace. Quelque chose qui peut être parfois très extérieur au texte. Comme l'ont compris les cultures asiatiques, c'est dans le vide de l'esprit que les idées peuvent se déployer le plus naturellement et non dans une rationalisation trop insistante. Je me demande ce qu’est "l’être" de l’escalier : quelque chose d’assez impalpable. Pas une matière mais une odeur ou une lumière, plutôt des matériaux oniriques. Je porte toujours une grande attention aux phénomènes de lumière et j'ai fait le choix du blanc pour la diffuser. J’ai eu l’idée d’une forme en spirale. Gommer les caractéristiques, les attributs trop anecdotiques, trop locaux pour ne pas fermer les interprétations du texte. J'ai enlevé les couleurs et les détails. Pas de quartier, de classe sociale. La couleur blanche peut renvoyer à un immeuble chic ou moderne. Au spectateur de compléter l’image. Que chacun puisse projeter sa cage d’escalier. La scénographie va dans le même sens que le texte et le jeu, qui offrent un point de départ à l’imaginaire et à la réflexion.
Comme le Théâtre Antoine peut accueillir jusqu’à trois spectacles le même jour, il faut penser au montage. Très souvent les décors sont des panneaux avec des perches qui montent et descendent. Là, mon décor est sur roulettes. A la fin de la pièce, on le pousse, et on fait un petit créneau. On se gare tout au fond des coulisses.
|
![]() |
Combien de temps avant concevez-vous le décor ?
J’aime quand, comme pour L'Etre ou Pas, le décor est prêt le premier jour des répétitions.
La mise en scène a pu être faite sur la base du décor. Je ne l'ai jamais vécu, mais le metteur en scène peut très bien dire "dégagez-moi ce mur" et demander à transformer le décor !
Je veux permettre des possibilités d’investir l’espace que le plateau nu ne peut pas offrir. Ce décor matérialise et induit une dynamique de spirale dans le jeu. Il propose une vision de la pièce, intervient dans le jeu. Il empêche d’occuper le centre du plateau mais rend possible une occupation verticale, à différents paliers, donc des rapports de hauteur entre les deux acteurs. Il y a aussi un jeu avec les places où les acteurs sont à vue et les places où ils sont cachés.
En général, c’est une seule personne qui crée le décor, et non une agence. Puis un atelier le fabrique.
Seuls quelques théâtres publics ont encore leurs propres ateliers, comme La Colline.
Avez-vous des conseils pour les troupes sans le sou qui cherchent à créer leurs décors ?
Un décor n’est pas forcément très cher.
J’ai déjà conçu un décor à 30€ pour un ami. Pour les pièces de théâtre dans les grandes salles parisiennes, le coût est très variable, difficile de donner des chiffres. Ils dépensent de 10 000 à 30 000 €, et cela peut dépasser les 100 000 € pour les plus grosses productions et les décors d’Opéra.
Je conseillerais aux jeunes troupes de réfléchir au lieu où elles jouent, de bien l'observer et le comprendre. Tout spectacle s’inspire du lieu et du contexte où il est créé. Aussi banal soit-il, tout espace a ses caractéristiques dont on peut tirer quelque chose pour le spectacle.
Le rapport entre la position du public et des acteurs est un vrai levier d'invention qui peut aboutir à des solutions créatives et intéressantes qui ne demandent aucune construction.
Les décors de théâtre sont-ils réutilisés pour en créer d’autres ?
Il n’y a que très peu de réutilisation. La plupart du temps ils sont détruits.
Le coût du décor est vite amorti et en principe il ne devrait à lui seul plomber le prix de la production.
Parfois, les opéras et les théâtres stockent leurs décors dans l’attente d’une reprise.
Nous sommes toujours frustrés qu’il n’y ait pas de décors pour les one man show, qu’en dites-vous ?
Le fait qu’il n’y ait pas de décor souligne la performance de l’acteur. Le vide valorise l’humoriste.
Je suis quand même convaincu qu’on pourrait proposer un regard architectural sur l’espace, faire des scénographies tout en respectant la place première à faire à l’acteur. Cela lui offrirait des opportunités de dépasser la convention du plateau, tout en restant dans la même abstraction.
La scénographie peut proposer une image, inscrire le corps dans l’espace et donner d’autres possibilités.
Le projet le plus fou de Vincent Tordjman. Construit dans une chapelle à Béziers, ce décor assez complexe est une boite dans la boite qui donne une dimension spectaculaire dans l’espace. Il a été créé pour Le Monologue du Nous, de Bernard Noël, un texte qui appelle à la révolte. Les acteurs et les 50 spectateurs cohabitent dans le même espace, une espèce de cage en bois (en cours de création sur cette photo).
Comment revisiteriez-vous le décor d’une vieille pièce de boulevard pour lui apporter du piquant ?
A mon avis, il ne faut pas être déçu de l’absence de fond des pièces de boulevard. Ce qui est intéressant, c’est plutôt la virtuosité de la forme. Au théâtre, les gens ont peur de retrouver l’ennui de leur quotidien, de ne pas être étonnés.
Le rire est plus évident. La plupart des gens ne rigolent pas, souffrent un peu la journée, le rire va les libérer.
Si je devais concevoir un décor de boulevard, je le penserais comme une machine. Une machine à quiproquo, à rire, avec des outils et des formes contemporaines pour illustrer l’automatisation du rire dans la pièce de boulevard.
La mécanique de l’adultère est une figure de l'aliénation du couple, liée au passé.
La machine est une figure ambiguë, à la fois de notre libération et de notre aliénation. Dans notre société pilotée par l’économie, le levier c’est la technologie. On lui délègue tellement de chose à elle et aux algorithmes… Je pense que j'aurais envie de m'interroger sur ce parallèle entre mécaniques mensongères de l'adultère et mécaniques de l'économie, avec comme outil une utilisation poétique de la technologie sur le plateau.
Le théâtre est attaché à certaines conventions, avec encore souvent la suprématie du texte. Des nouveaux matériaux, des techniques pas forcément théâtrales peuvent renouveler le genre.
Le but ultime est, comme en Grèce antique, d’interroger la cité et notre existence en les représentant. Il a toujours une vocation libératoire et cathartique.
Le terme de scénographie est maintenant utilisé dans de nombreux domaines : la mode, les expos, les concerts, les boutiques, les bars… Vincent Tordjman nous a expliqué qu’en mode, la scénographie des défilés découle de l’univers de la marque de manière presque naturelle. Elle est liée au thème de la collection, comme dans cette scénographie d'un défilé Chanel (non réalisée par Vincent Tordjman).
A l’inverse, pour une exposition, l’univers du scénographe doit être discret et aider à une compréhension ou une expérience des œuvres sans être trop didactique ou professoral. Le scénographe ne doit pas chercher à se mesurer à l’artiste qu’il expose. Comme pour cette exposition à L'Orangerie (non réalisée par Vincent Tordjman).
Merci à Vincent Tordjman de nous avoir accordé cette interview. Nous avons appris plein de choses intéressantes !
Découvrir toutes les créations de décors de Vincent Tordjman : http://www.vincenttordjman.com
NOS ARTICLES
Jeunes : envahissons les théâtres !
Le Syndrome de la Tête d'affiche