Orphelins

- Julien Honoré
- Sébastien Éveno
- Joséphine de Meaux
Attends, tu veux me dire qu’il ne faut pas appeler la police ?
Londres, aujourd’hui. L’heure du dîner. Liam est couvert de sang. Il fait irruption chez sa soeur et son beau-frère. Helen et Dany veulent savoir ce qu’il a fait, ce qu’il s’est passé. Le récit du jeune homme est confus, la tension palpable. La soirée se transforme en huis clos angoissant où se percutent les notions contradictoires du clan familial, de la culpabilité, de la responsabilité, du civisme ou de l’ignorance. Thriller à l’écriture syncopée, organique, avec répétitions, mots en suspens et questions sans réponse, Orphelins questionne, dissèque sans porter de jugement.
Comédienne et metteuse en scène issue du Conservatoire national de Paris, Chloé Dabert saisit la langue urbaine, acérée, presque animale du Britannique, auteur de Love and Money ; ADN ; Après la fin ; Occupe-toi du bébé et Débris. Dennis Kelly, quarante-cinq ans, est aussi le créateur pour la télévision de la série Utopia et l’auteur de The Gods Weep créé récemment par Jeremy Irons à la Royal Shakespeare Company. Orphelins, lauréat du Festival Impatience 2014, remet en question les habitudes et le regard du spectateur en inscrivant trois acteurs dans un dispositif singulier, quadri-frontal. Tout ici se joue aux lisières du tragique et de la comédie noire. Chloé Dabert propose une réflexion collective, une expérience commune à travers des thèmes qui réveillent les instincts, ébranlent les consciences et les valeurs, un choc. Pierre Notte
Huis clos familial à 3 : le frère Liam, la soeur Helen enceinte de son deuxième enfant, et Danny son compagnon. Liam apparaît couvert de sang chez sa soeur et son beau frère, prétextant avoir aidé un jeune Pakistanais blessé sur le trottoir. Le discours du frère révèle des incohérences qui permettent de penser que ce jeune a besoin d'être secouru. "Attends, tu veux me dire qu'il ne faut pas appeler la police ". Alors, peu à peu, on découvre la monstruosité de l'acte. La pièce révèle la difficulté, voire l'impossibilité des personnages à privilégier la Loi par rapport au clan familial ; elle questionne la responsabilité de chacun d'entre eux face à l'acte de violence radicale. Les acteurs sont exemplaires. Leur jeu difficile est serré. La tension des personnages est magnifiée. Cependant, la mise en scène aurait pu se passer de la surexploitation du micro et de la mise en abyme de la mise en scène sur le plateau. Cela, de mon point de vue n'apportait rien à l'immersion du spectateur dans la pièce ni à sa mise à distance.
Au final, le choc est garanti. Voila comment revisiter un fait divers en dehors d'un article de journal ou d'un procès de salle d'audience.
Le Différent, celui qu'on ne connaît pas mais que l'on juge néanmoins.
L'Exclu, qu'on violente parce qu'on ne veut pas apprendre à respecter.
Voilà en substance le thème de cette pièce de l'Anglais Dennis Kelly, un thème qui va déchirer au sens propre comme au sens figuré une famille bien blanche, habitant dans un quartier où vivent des Pakistanais musulmans immigrés.
Une drôle de famille.
Une famille très peu modèle.
Un mari, Danny (Sébastien Eveno) et le vrai couple fusionnel du trio : sa femme Helen (l'épatante Joséphine de Meaux) et le frère de celle-ci, Liam (Julien Honoré).
Un soir, Liam rentre le t-shirt ensanglanté : il a tenu, dit-il, un ado « paki »dans ses bras, victime d'une agression dans la rue.
Que faire ?
Tout au long des quatre actes, la tension va monter, les révélations et les coups de théâtre vont s'enchaîner pour aboutir à un véritable et violent chaos révélateur d'une société gangrénée par la haine et le racisme.
C'est la très grande qualité de la mise en scène de Chloé Dabert, qui, en tant qu'artiste associée au 104, n'en finit pas de nous enchanter : elle a su faire monter la sauce, elle a su exacerber les tensions tout au long de ce thriller psychologique, pour reprendre une classification théâtrale à la mode.
Elle a su tirer de ses trois comédiens le maximum.
Dans leur espèce de construction architecturale en fines lattes de bois, (ce qui permet d'avoir le public installé aux quatre côtés du plateau), ils sont parfaits !
Avec ce texte difficile, (coupures, césures, chevauchements...), ils nous procurent d'intenses émotions : on est effrayé par le discours sécuritaire (tiens, tiens, suivez mon regard...), on est horrifié de ce racisme larvé qui ne dit pas son nom, on est abasourdi par la violence qui se déchaîne !
Joséphine de Meaux, (qui interprétait la directrice d'école de la Palme d'Or à Cannes « Dheepan » de Jacques Audiard), qui arrive également à nous faire rire, un rire parfois un peu jaune au milieu de ce déferlement de passions néfastes, est totalement crédible en grande soeur qui cache ses blessures profondes afin de prendre soin et protéger coûte que coûte de son frère.
Un frangin interprété de façon formidable par Julien Honoré, faisant passer la perversion et la duplicité de son personnage de façon magistrale.
Quant à Sébastien Eveno, il est très juste en mari souvent dépassé par les événements, voulant à tout prix garder son libre-arbitre, mais devant finalement assumer l'inassumable.
Vous l'aurez compris, c'est un spectacle d'une force inouïe, maîtrisé de bout en bout par Chloé Dabert, une metteure en scène qu'il va falloir suivre attentivement.
Un spectacle d'une troublante actualité !
Un spectacle qu'il ne faut pas manquer !
Dans une scénographie épurée représentant l’appartement du couple à Londres, avec ses cloisons et ses portes en bois ajourées, elle choisit de placer le public dans un dispositif quadri-frontal afin de multiplier les points de vue. Cela fonctionne parfaitement. Nous observons le drame qui se noue sous nos yeux, dans la position inconfortable de voyeur et témoin impuissant, et nous souffle une incessante et entêtante question : « alors maintenant, que fait-on ? ».
La mise en tension progressive nous tient en haleine jusqu’au dénouement grâce à un rythme vif et soutenu. La mise en scène au cordeau nous transporte dans l’intrigue et nous nous laissons embarquer par le talent des trois comédiens dans l’histoire invraisemblable que Liam tente de faire passer pour vraie aux yeux de sa sœur et de son beau-frère. La complicité initiale entre Hélène et son frère est bouleversante tandis que nous manquons légèrement d’empathie pour le personnage de Dany. Mais au fur et à mesure que la pièce avance, notre vision s’affine, me modifie, se heurte au texte pour finalement parvenir à nous positionner de nous-mêmes, par affect et raisonnement.
Nous n’attendions absolument pas Joséphine de Meaux dans ce registre poignant et pourtant elle y fait des merveilles. Celle qui a su nous faire éclater de rire au cinéma, notamment dans Nos jours heureux où elle incarne une monitrice de colonie de vacances totalement névrosée, nous touche profondément en endossant sur le plateau le rôle d’Helen. Cette femme, qui surprotège son frère afin de dissimuler ses propres souffrances, est prête à tout pour le défendre, comme une louve le ferait dans le milieu naturel. Elle supplie, questionne, se révèle être une excellente manipulatrice affective en retour de ce qu’elle subit, réfléchit, parle, tempère... à toute vitesse comme pour souligner l’aspect primordial de prendre une décision dans l’urgence au risque de chambouler un équilibre préétabli. L’émotion nous submerge dans son récit final, d’une sincérité désarmante. A ses côtés, Sébastien Eveno incarne Dany, son mari. Il est plus posé que sa femme. Il prend les distances nécessaires mais se montre parfois maladroit. Il est celui qui hésite, refuse, fléchit face aux arguments. Enfin, il y a Julien Honoré, fabuleux Liam, celui par qui le drame arrive. C’est lui qui va faire voler en éclat la cellule familiale et faire chavirer ce qu’il a mis des années à bâtir. Il entraîne le couple avec lui dans un enfer inhumain, un monde de violence de l’inconscient où la ligne de conduite est de faire mal à ceux qui nous ont fait souffrir. Par son langage familier voire vulgaire par moment, il nous amène à un endroit qui nous dépasse tous.
Impossible de sortir de ce thriller psychologique sans se positionner dans une réflexion profonde : Comment continuer après avoir entrevu l’enfer ? Comment faire le bien quand on a fait tant de mal ? Peut-on reconstruire un nous, un je quand les épreuves nous ont changé irrémédiablement ? ... Autant de questions que soulève la pièce en quatre actes, formidablement interprétée par un trio d’acteurs épatants, au jeu puissant faisant jaillir un sujet profondément actuel.