- En tournée
- En tournée dans toute la France
Bettencourt Boulevard

- Jérôme Deschamps
- Francine Bergé
- Stéphane Bernard
- Clément Carabédian
- En tournée dans toute la France
“Oui j’essaie de creuser des galeries pour que l’air circule dans cet entassement de données.”
Si Michel Vinaver déclare trouver un charme irrésistible à l’affaire Bettencourt, c’est qu’il y voit réunis “tous les éléments d’un mythe”. Pour saisir cet écheveau indissolublement économique, politique, passionnel, il s’est nourri d’une documentation minutieuse. Mais la pièce va bien au-delà du théâtre documentaire.
Le regard singulier de Vinaver, son écoute légèrement en retrait, son ironie pénétrante font résonner derrière le comique à peine voilé de l’affaire les harmoniques tragiques d’une histoire française de longue durée. Outre ses protagonistes bien connus, la pièce met en en scène deux des arrière grands-pères des petits-fils de la milliardaire : Eugène Schueller, chimiste créateur de L’Oréal, financier d’extrême droite avant-guerre ; et le rabbin Mayers, assassiné à Auschwitz.
Bettencourt Boulevard fait la cartographie des subtils écarts ou des gouffres abyssaux – financiers, sociaux, éthiques – entre les êtres, dans un petit monde aux éclats longtemps étouffés, dont le propre semble être de ne s’étonner d’aucune disproportion. Grand connaisseur de l’oeuvre de Vinaver dont il a déjà mis en scène Par-dessus bord et Les Coréens, Christian Schiaretti créera la pièce au Théâtre National Populaire en début de saison avant la reprise à La Colline.
Son talent, toujours immense, nous livre une pièce finalement très enlevée, vivante, emmenée par des acteurs heureux et de talent, qu'on a plaisir à retrouver.
J'ai été un peu déçu, je préfère le Vinaver plus intime, plus minimaliste. Mais c'est une pièce à voir.
Vinaver est culotté quand on y pense. Créer une pièce, faire théâtre à partir d’une des sagas les plus rocambolesques de notre époque. S’attaquer ainsi à un fait divers encore d’actualité et le présenter sur scène, il fallait oser. Il l’a fait. Tout bien considéré, le lien entre l’histoire des Bettencourt et le théâtre saute aux yeux. L’ascension fulgurante de cette famille qui a bâti sa fortune sur les cosmétiques se prête volontiers à tous les fantasmes et à toutes les spéculations. Pour gloser Barthes, l’affaire Bettencourt s’est érigée en mythe et obsède depuis des générations l’opinion.
À travers cette « success-story », Vinaver se plaît à jouer au chercheur de traces et à exhumer la généalogie peu connue des Bettencourt. En creusant et en déterrant les racines, on parvient jusqu’aux arrières-grands-pères de Nicolas et Jean-Victor Meyers, petits-fils de Liliane. D’un côté, Eugène Schueller, le père de Liliane, chimiste de génie antisémite et de l’autre, Robert Meyers, rabbin au destin tragique déporté dans les camps de la mort. Deux figures de patriarches opposées et pourtant mises en parallèle : le travail à tout prix et le patriotisme d’un côté ; l’amour tragique de l’autre. Cette obsession des fantômes de l’Histoire vinaverienne possède une fonction réflexive : la schizophrénie nationale due à notre passé collaborationniste imprime encore sa marque sur un présent qui n’assume pas ses zones d’ombres.
Par conséquent, la famille Bettencourt devient le laboratoire expérimental d’une folie transcendant les décennies. Vinaver exploite à fond et à raison le potentiel théâtral et excessif d’une telle situation. Les enjeux s’avèrent si gros, la bande de vautours qui harcèle la pauvre gâteuse se montre tellement sans gène que la comédie, le « boulevard » se sont imposés directement à l’esprit du dramaturge.
Bal de parasites
Christian Schiaretti se glisse dans la partition musicale de Vinaver avec un certain doigté. La belle scénographie à la Mondrian, couplée aux élégants fauteuils blancs, souligne la portée muséale et artistique de la famille Bettencourt : ultra chic, glacial aussi, le décor renvoie à une fête figée dans l’hypocrisie et les calculs. D’ailleurs, Schiaretti joue sur la double pulsion de mouvement et d’immobilité en orchestrant un papillonnage étourdissant tout en privilégiant la pose. Comédie VS tragédie.
Parmi la distribution nombreuse et talentueuse, se distingue évidemment Francine Bergé. Elle enveloppe le plateau d’une aura d’insouciance enfantine, d’une gentillesse sincère : on est de suite en compassion avec cette vieille dame en proie aux troubles mentaux traversée par des éclairs toutefois terribles de lucidité. Jérôme Deschamps est à mourir de rire en Patrice de Maistre, ridicule dindon de la farce. Didier Flamand fait des merveilles en François-Marie Banier fielleux tandis que Christine Gagnieux captive l’auditoire dans le rôle de Françoise Bettencourt, mythologue passionnante. Le jeune et séduisant Clément Carabédian apporte un contre-point extérieur et omniscient bienvenu en journaliste curieux.
Avec Bettencourt Boulevard, Vinaver porte ainsi à ébullition le destin riche en rebondissements d’une famille en prise avec les démons du passé et l’opportunisme crasse d’une foule de parasites. Schiaretti accompagne plutôt finement cette aventure en un musée mythologique vivant, drôle et aussi effrayant. Ce n’est pas un hasard si les dernières scènes convoquent la tragédie grecque et le deus ex machina si commode que sont de nos jours l’expertise médicale et les bataillons juridiques…